Entretien

Bruno Caillet : "Notre métier est devenu plus technique"

Bruno Caillet - Photo Olivier Dion

Bruno Caillet : "Notre métier est devenu plus technique"

Analysant les mutations du marché du livre, Bruno Caillet, le directeur de la diffusion du groupe Madrigall, l'un des trois plus grands diffuseurs français, assume la responsabilité de la maîtrise de la production commercialisée et de l'entretien des fonds éditoriaux. _ par Pauline Leduc

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Par Pauline Leduc
Créé le 18.02.2019 à 11h30

Livres Hebdo : A la tête depuis cinq ans d'un des trois plus gros diffuseurs français, quel regard portez-vous sur l'évolution du marché ?

Bruno Caillet : Contrairement à ce qu'on entend souvent, le marché est relativement stable puisque, selon GFK, il n'enregistre qu'un déclin de 2,5 % en dix ans, avec le développement du numérique, qui pèse maintenant 2 à 3 % du marché. Cette baisse limitée cache cependant de profonds changements au sein des différents réseaux de vente soumis à l'essor du commerce en ligne. On estime que les ventes en ligne représentent aujourd'hui 15 % de l'ensemble des livres vendus même si ce poids est très variable selon les segments du marché. Pour les titres de la rentrée littéraire, Internet pèse moins de 5 %. A l'inverse, pour certains titres prescrits, cela peut dépasser 20 %.

Les GSA ont souffert de ce mouvement tandis que la réponse des GSS (Fnac, Cultura, Espace culturel E. Leclerc...) a été l'accroissement du front de vente et la généralisation du « click and collect », soit la commande en ligne avant d'aller la retirer en magasin. Mais ces enseignes sont confrontées à l'érosion de la fréquentation des centres commerciaux où elles sont implantées. Les librairies ont aussi souffert de ces mutations, en particulier les plus grandes. Selon GFK, le premier niveau aurait perdu le quart de son chiffre en dix ans. C'est sans doute exagéré, mais le ralentissement des ventes à terme est une réalité. De même que l'érosion du commerce en centre-ville.

Comment votre métier de diffuseur a-t-il évolué ?

B. C. : Il est devenu plus technique car nos clients ont beaucoup évolué et doivent faire face à de nombreuses contraintes de temps, d'organisation et de trésorerie. De place aussi, étant donné le nombre de titres mis en vente chaque année : 68 000 nouveautés arrivent en librairie tous les ans. Pour répondre à ces enjeux, les représentants s'appuient sur toute une gamme d'outils d'aide à la vente. Les argumentaires, le feuilletage pour montrer la mise en page, la biographie de l'auteur, les historiques de ventes des ouvrages précédents ou des titres proches qu'ils peuvent adapter selon le type de client. Ils peuvent aussi, si le libraire le souhaite, envoyer leur programme avant la visite, et proposer des quantités adaptées au potentiel du libraire. Par exemple, depuis quatre ans, l'équipe Gallimard Jeunesse premier niveau, qui visite régulièrement 900 libraires, s'est mise d'accord avec une centaine d'entre eux, chez qui la jeunesse n'est pas un segment clé, pour travailler à distance. Cela représente un gain de temps pour tout le monde. Ceci étant dit, le travail commercial continue à se faire de façon « classique », souvent en tête-à-tête avec le libraire, car cela reste malgré tout un métier de contact.

A votre sens, qu'est-ce qu'un diffuseur moderne ?

B. C. : Ce sont des équipes de représentants et de comptes clés capables de réaliser des mises en vente efficaces, en tenant compte de la spécificité des éditeurs et des libraires, du tirage et du prix, du type d'ouvrage : poche ou beaux livres, fiction ou essai, plan média puissant ou limité, etc.

De quelle manière ?

B. C. : Cela implique de pouvoir s'appuyer sur les bons réseaux de vente et de savoir y cibler le nombre de librairies ou de points de vente nécessaires. On n'a pas besoin d'envoyer des livres partout indistinctement. L'enjeu, c'est le ciblage. Par exemple, pour les éditions des Grandes Personnes, la progression des ventes est régulière alors que nous travaillons avec un nombre réduit de libraires qui sont tous des partenaires. C'est-à-dire des lieux où une affinité s'est créée entre le public, le libraire et l'éditeur. On doit aussi pouvoir s'appuyer sur des systèmes d'information bien rodés et sur un distributeur capable de suivre la cadence. En ce sens, le passage sous SAP pour la Sodis en 2016 nous a permis de mettre en place un outil commun à toutes les diffusions et de développer une station de travail pour les représentants. Celle-ci permet notamment d'éditer des bons de commande, d'obtenir en temps réel le montant de la commande passée par un libraire, et de la transmettre aussitôt au distributeur. Parallèlement, nous mettons à la disposition des éditeurs des outils ergonomiques de suivi d'activités, comme Lumio, développé pour les maisons du CDE et que nous allons proposer à d'autres diffusions.

Comment faites-vous pour maintenir un large éventail de fonds disponible  ?

B. C. : Nous avons une grande habitude et sommes vigilants sur le suivi des fonds. Nous allons déployer dans les prochains mois le principe du « Court Tirage Dynamique », après l'avoir testé chez Flammarion, puis développé conjointement avec Humensis. Concrètement, ce système permet de définir une quantité minimale d'exemplaires en stock, par exemple un mois de couverture de stock, garantissant de pouvoir servir toute commande immédiatement en restant dans le flux normal du distributeur. L'éditeur peut ainsi sous-traiter au distributeur une partie de ses réimpressions à petit tirage. Cela lui permet d'optimiser sa trésorerie et de faire vivre son fonds sans avoir les contraintes d'une réimpression en grand nombre. Côté distributeur, cela permet un espace de stockage réduit.

A l'heure de la concentration de la diffusion-distribution, comment défendez-vous au mieux la diversité de l'offre éditoriale que vous diffusez ?

B. C. : Le nombre de titres à promouvoir est en effet très élevé. Nous évitons de trop « mutualiser » les équipes des différentes structures de diffusion : par exemple, pour les hypermarchés, nous gardons toujours deux équipes distinctes qui commercialisent des catalogues différents. Dans ce cas précis, la réunion des deux amènerait le représentant à diffuser un nombre de titres trop élevé. A l'inverse, nous avons transféré début 2019 à l'équipe Flammarion « Bandes Dessinée/Jeunesse », déjà chargée de Casterman, Sarbacane et Jungle, les catalogues Futuropolis et Gallimard BD. Leur diffusion était assurée depuis plus de dix ans, non sans talent, par l'équipe Delsol. Et c'est donc UD qui assure maintenant leur distribution. Nous pensons qu'il y a là des vraies synergies à mettre en œuvre.

Comment vous différenciez-vous de vos concurrents ?

B. C. : Notre rapport avec les librairies indépendantes : elles sont une priorité. Notre part de marché avec la librairie de premier niveau, telle que la définit GFK, se situe autour de 20 %, alors qu'en moyenne Madrigall représente 15 % du marché total. Elles représentent plus de 40 % de notre chiffre d'affaires. En littérature, leur part dépasse souvent 50 % même pour les meilleures ventes - comme Le lambeau (Gallimard) ou L'art de perdre (Flammarion) - qui sont pourtant largement diffusées dans tous les réseaux. Nous en avons d'ailleurs une dizaine dans le groupe. Si nous constatons et déplorons tous les ans des fermetures de librairies, il y a aussi un vrai dynamisme dans ce réseau pour ce qui est des créations, comme l'ouverture de la librairie ICI, des transmissions, ou des reprises. On peut citer aussi le développement des « spé BD ». 

Justement, comment traitez-vous le deuxième niveau qui est en pleine mutation ?

B. C. : La difficulté du deuxième niveau, c'est que les représentants y passent à fréquence moins grande que dans les points de vente du premier niveau. Il faut donc disposer d'équipes assez nombreuses pour les couvrir le mieux possible. Parallèlement, nous avons mis en place un travail de « sur-diffusion » effectué par une commerciale sédentaire qui contacte une partie des libraires pour appuyer le travail des représentants sur les catalogues les plus littéraires, en leur fournissant une information enrichie et adaptée à leur clientèle. Nous sommes aussi en train d'équiper de liseuses une centaine de libraires qui auront accès, grâce à notre plateforme Eden, à toutes les épreuves numériques disponibles.

Et pour le troisième niveau ?

B. C. : L'intégration, en 2017, de Livre Diffusion au sein du groupe nous a donné une opportunité de mieux promouvoir notre offre éditoriale auprès de la librairie de proximité. En nous appuyant sur leur savoir-faire, nous venons de créer une équipe de trois représentants sédentaires pour le troisième niveau qui développera une offre spécifique Madrigall pour les librairies saisonnières ou spécialisées, les petites maisons de la presse, et des lieux dont la vente de livres n'est pas l'activité principale. Dans le même temps, une partie de ces librairies, auparavant visitées par Livre Diffusion, ont été transférées au deuxième niveau. Pour ce faire, nous renforçons chacune des équipes du deuxième niveau UD et Sodis, avec un douzième représentant.

Concernant la sur-diffusion : son essor chez les éditeurs n'est-il pas un aveu d'échec du travail de la diffusion ?

B. C. : Chez les éditeurs, la fonction de « responsables relation libraires » permet majoritairement l'accompagnement d'auteurs. Leur rôle est de contacter les bonnes librairies pour pouvoir organiser des lectures et des rencontres ou proposer des opérations sur mesure. C'est un autre métier que celui de représentant dont la mission n'est pas d'inventer un jeu concours. Par exemple, la création du prix Folio des Libraires s'inscrit pour moi dans une approche éditoriale plus que de diffusion. Tous ces mouvements ne se substituent pas, ils se complètent dans des registres différents.

Après Les Arènes, Libella qui vous a quitté récemment pour créer sa propre structure de diffusion : quelles conclusions en tirez-vous ?

B. C. : Si un éditeur décide de créer sa propre diffusion, c'est qu'il a le sentiment qu'elle fera mieux que la diffusion qu'il employait. C'est donc plutôt un constat d'échec qui nous incite à être meilleur et à repenser en permanence notre organisation. Notre volonté de restreindre les catalogues du CDE est une de nos réponses pour mieux accompagner les éditeurs (voir encadré, p. 26). La création d'un poste dédié à l'animation du fonds, il y a trois ans, en est une autre. 

Quelle est la responsabilité de la diffusion dans les difficultés que le marché rencontre ?

B. C. : Une de nos responsabilités, en tant que groupe et éditeur, c'est de ne pas contribuer à l'inflation du nombre de nouveautés que l'on constate tous les ans. Pour l'ensemble des éditeurs du groupe, sur les trois dernières années, le nombre de nouveautés est très stable, à environ 2 900 titres. Notre seconde responsabilité repose sur l'entretien des fonds éditoriaux. Pour les éditeurs du groupe, et une grande part des éditeurs diffusés, ils représentent près de la moitié du CA. Le fonds est le garant de la stabilité de l'activité, il contribue à équilibrer les ventes les années où les nouveautés n'apportent pas le chiffre espéré, ainsi qu'à contenir les taux de retours. L'animation de ces fonds repose sur une vigilance constante pour saisir les opportunités de faire connaître l'œuvre d'un auteur à l'occasion d'une commémoration, d'un anniversaire, de la parution d'une nouveauté. Après avoir connu des années de recul, le fonds est reparti en croissance depuis cinq ans, avec une progression constante de 2 à 3 % tous les ans.

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