Avant-Critique Roman

Bret Easton Ellis, "Les éclats" (Robert Laffont)

Bret Easton Ellis - Photo © Casey Nelson

Bret Easton Ellis, "Les éclats" (Robert Laffont)

Avec Les éclats, son premier roman depuis treize ans, éducation sentimentale sur fond d'horreur et de paranoïa, Bret Easton Ellis ajoute un nouveau sommet à son œuvre déjà essentielle.

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Par Olivier Mony
Créé le 15.03.2023 à 09h00 ,
Mis à jour le 15.03.2023 à 12h32

Californian psycho. En littérature comme ailleurs, lorsqu'un homme désigne la lune, le lecteur peut choisir de regarder son doigt tendu plutôt que l'astre. Tant pis pour lui. C'est un malentendu de cette nature qui depuis près de quarante ans vient troubler la réception critique des livres de Bret Easton Ellis. On ne retient trop souvent de lui que ses provocations, ses insolences de sale gosse white trash (dont il joue il est vrai, avec un sens consommé de la société du spectacle), s'empêchant ainsi de voir combien l'œuvre tout entière est immense, à la fois prophétique, profondément morale en dépit des apparences, et de plus en plus prise dans un vortex de mélancolie. À cet égard, on osera espérer que la publication ce printemps des Éclats, roman magistral s'il en est, le premier depuis Suite (s) impériale (s) (Robert Laffont, 2010), permette enfin une évaluation critique apaisée et résolument adossée au seul champ de la littérature.

Pour Ellis, s'ił faut bien que jeunesse se passe, le tout est de savoir par où elle passe. À Los Angeles, en 1981, Bret, 17 ans, est lycéen dans le chic et très privé établissement de Buckley. Lorsqu'il n'écrit pas un livre qui s'intitulera Moins que zéro, il est le petit prince consort de son royaume de nuit, de cinéma, de musique pop, de dope, de sexe. Bret désire, c'est même quasiment sa seule occupation. Il désire Debbie sa girlfriend, Susan et Thom, le couple star du lycée, Matt et Ryan, deux beaux gosses auxquels il réserve en secret ses faveurs sexuelles. Le soir, on le voit souvent rouler sur Mulholland Drive au volant d'une Mercedes décapotable. Il est à l'âge où même la fatigue peut paraître sexy puisque les nuits sont aussi blanches que la poudre. Air connu. Cet ordre hédoniste des choses va se trouver irrémédiablement transformé lorsqu'un terrifiant tueur en série surnommé « the Trawler » se met à sévir à L.A. et lorsque dans le même temps, un étrange et très séduisant garçon, Robert Mallory, rejoint les rangs du lycée. À la fois fasciné et transi d'effroi, Bret va se persuader peu à peu que les deux ne font qu'un et qu'il est peut-être la pièce manquante de ce puzzle noir...

Dans les pages introductives de son livre, Bret Easton Ellis prétend avoir toujours voulu l'écrire, avoir retrouvé des notes très anciennes témoignant de cette volonté. On peut ou non le croire (une chose est sûre en tout cas, Les éclats fut d'abord un podcast lu par son auteur lui-même). Le fait est que, comme dans son chef-d'œuvre Lunar Park (Robert Laffont, 2005), l'autofiction selon Ellis est un genre largement piégé. « Je » est ici définitivement un autre. Et ce décalage est en lui-même assez prodigieux, source d'un malaise fécond pour le lecteur. Jamais, sans doute, la mélancolie n'a été aussi prégnante ni aussi joliment ourlée par la peur. L'hédonisme érotisé de la jeunesse et de la Californie est un miroir aux alouettes. Le souvenir est un cauchemar. Bien sûr, c'est une éducation sentimentale mais passée par le tamis du roman le plus noir. Ellis prend tout son temps (600 pages) pour laisser se dérouler les polyphonies de son récit, multipliant à l'envi élégies et chausse-trappes. Ses jeunes gens sont autant de victimes sacrificielles de prédateurs inquiétants. Simplement, le sang qu'ils laissent derrière eux est plus joliment rouge que n'importe où ailleurs, n'importe où dans la Cité des anges (déchus).

Bret Easton Ellis
Les éclats Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina
Robert Laffont
Tirage: 42 000 ex.
Prix: 27 € ; 616 p.
ISBN: 9782221267325

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