Ciné-fils. Commençons par le commencement. Les mots avant les images. Si les Mémoires interrompus de Bertrand Tavernier sont si beaux, c'est parce que le regretté cinéaste, à la manière d'un Truffaut, fut un homme du livre avant que d'être un fabricant de films. C'est ce que rappelle son ami Thierry Frémaux dans le juste avant-propos qui introduit le volume. Avant John Ford ou Jacques Becker, il y eut dans l'enfance Dumas ou Aragon (qui trouva refuge chez son père à Lyon durant la guerre). Et de ses lectures, Tavernier hérita manifestement d'un don sans pareil pour camper un décor, évoquer une atmosphère. C'est ce qui fait donc le prix de ces mémoires, longtemps attendus par ceux qui savent combien fut riche en rencontres et en perpétuelle recréation de soi la vie de Bertrand Tavernier. Ils furent écrits à l'heure de la grande pandémie et alors qu'il lui devenait de plus en plus difficile de trouver des financements pour monter ses films (dont un scénario coécrit avec le grand Russell Banks). La mort, le 25 mars 2021, viendra impromptue, interrompre cet ultime travail...
Reste tout de même une vie, depuis l'enfance à Lyon puis Paris, jusqu'à Un dimanche à la campagne, grand film du milieu des années 1980, entre Renoir et Bergman, déjà sur les crépuscules de l'existence (le cinéaste aimait tant la vie qu'il savait faire bon usage de sa fondatrice mélancolie). Restent 535 pages, passionnantes, sans longueur, puisque l'auteur est atteint de la meilleure des affections pour un mémorialiste, une hypermnésie qui retient dans ses mailles tout et tous. Il a rencontré tout le monde, fait l'amitié avec beaucoup, se souvient de chacun. Il n'y a pas lieu (ni place) pour dresser en ces lignes une liste, fût-elle parcellaire, des anecdotes souvent merveilleuses qui ponctuent le récit. En émergent toutefois des figures : ses parents (son père était un poète qui resta sa vie durant plus ou moins sans œuvre), l'ami de toujours Volker Schlöndorff, rencontré au lycée Henri IV, ou Melville, dont il fut l'assistant. Et en ressortent des périodes : le temps du sanatorium pour soigner sa tuberculose, de la jeunesse cinéphile marquée par un appétit de films qui ne se laissa jamais contraindre par nulle chapelle, des premiers films, bien sûr. Des joies terribles, des regrets éternels.
Mémoires interrompus
Actes Sud, Institut Lumière
Tirage: 6 500 ex.
Prix: 29 € ; 544 p.
ISBN: 9782330190286