"Si vous êtes intéressé, vous devez venir à Paris déjeuner avec moi." Steven Spielberg qui veut adapter La vérité sur l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker lui fait répondre qu’il n’a pas le temps. "S’il ne vient pas, c’est que ça ne l’intéresse pas !" Clap de fin. L’anecdote résume bien le caractère entier de Bernard de Fallois.
L’homme pratiquait l’édition à l’ancienne, comme on le dit d’un artisan soucieux des traditions. Bernard de Fallois les revendiquait volontiers. Il affichait sans barguigner son tempérament d’homme de droite, quelquefois cassant lorsque la conversation lui déplaisait ou quand il trouvait qu’elle manquait de hauteur, c’est-à-dire, pour lui, de profondeur en direction du passé.
Dandy discret
Cet aristocrate issu d’une famille de militaires lorrains vénérait Proust pour cette élégance du langage, ce raffinement un rien précieux qui dit tellement à ceux qui en possèdent les codes. Agrégé de lettres, il enseigne pendant près de quinze ans. En 1952, il découvre et fait publier chez Gallimard Jean SanteuiI, et Contre Sainte-Beuve en 1954, deux textes de jeunesse de Marcel Proust.
Il signe des critiques cinématographiques dans Arts, dirigé par Jacques Laurent, où il fréquente Roger Nimier et toute la bande décomplexée des Hussards. Intellectuellement, ce libéral est proche de Raymond Aron et de la revue Commentaire où il figure au comité de patronage aux côtés de Valéry Giscard d’Estaing qu’il soutient lors de sa campagne en 1974 et dont il publiera La princesse et le président en 2009.
A 36 ans, il entre dans le groupe Hachette, pour dynamiser Le Livre de poche auprès de Guy Schoeller, puis pour lui succéder. Il démissionne quelques années plus tard avec fracas pour prendre la direction des Presses de la Cité. Il y publie ses amis, à commencer par Marcel Pagnol, dont il est l’éditeur attitré, et Georges Simenon qu’il contribue à faire reconnaître comme un grand écrivain. Ce dandy discret, dont Jean-Marc Roberts - qui a travaillé avec lui - s’est inspiré pour le personnage trouble de Bertrand Malair en 1979 dans Affaires étrangères, est aussi un amateur de cirque, allant jusqu’à produire la troupe Los Muchachos dans les années 1970.
A l’âge où certains pensent à la retraite, il fonde sa maison. En 1987, à 61 ans, il crée les éditions de Fallois. Il publie Le choix de Dieu, un livre d’entretiens du cardinal Jean-Marie Lustiger avec Jean-Louis Missika. L’année suivante, il publie La sans pareille de Françoise Chandernagor. La maison est lancée. Il y accueille Marc Fumaroli, Fernand Braudel, Vladimir Volkoff, Rose Tremain, Pierre Boulle, Jean-Denis Bredin, Alain Peyrefitte, Robert Merle, Friedrich Dürrenmatt ou Simone Bertière.
Seconde jeunesse
Très rentable, l’entreprise de la rue La Boétie fonctionne avec une petite équipe de cinq personnes. En 2010, il confie son envie d’arrêter - mais avec lui on ne savait jamais - lorsque survient en 2012 La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Ce roman, coédité avec L’Age d’homme, devient un best-seller mondial avec près de 3 millions d’exemplaires vendus. La trésorerie fait un bon prodigieux et le parcimonieux Bernard de Fallois retrouve une seconde jeunesse auprès de ce jeune auteur suisse. Joël Dicker a dit sa tristesse d’avoir perdu son ami, son maître et son éditeur. "L’un des hommes les plus extraordinaires que j’ai connus. Il a tracé ma vie d’une marque indélébile, il a changé le cours de mon destin. Je lui dois tout."
L’homme qui avait fait de la discrétion un mode de vie - il s’est toujours refusé à publier ses Mémoires - se délectait toujours des potins de l’édition et de la politique. A 86 ans, en 2012, il reçoit le prix du Meilleur éditeur. Avec plus de 800 titres au catalogue, il est en tout cas l’un des plus rusés. Il peut attendre des années un texte qu’il sait porteur. Quant aux manuscrits qui lui étaient spontanément adressés, il confiait en 1997 à Philippe Meyer, dans l’émission "Libre examen" sur France Culture, sa méthode : "La première raison de publier un livre, c’est le plaisir qu’on a pris à le lire. […] Il m’est arrivé de dire qu’étant grand amateur de séries télévisées, et en particulier de séries policières, j’avais l’habitude de mettre sur mon magnétoscope un Colombo. Et puis quand le crime est commis […] au moment où l’inspecteur arrive, je ferme la télévision, et je prends le manuscrit. Si le manuscrit m’entraîne au point d’oublier complètement ce que je viens de voir, ce que j’ai envie de savoir, et que j’oublie complètement la télévision, c’est que vraiment le livre est plus fort que la série télévisée, et à ce moment-là je n’hésite pas, je le publie !"