« C’est la deuxième fois que je suis appelée à écrire sur l’impact de la gestion de la crise sanitaire et du confinement sur les équipements de lecture publique dont j’ai la charge, à Strasbourg, dans l’une des régions les plus touchées par l’épidémie de coronavirus depuis son arrivée sur le territoire français.
Or, après cette
première interview, consultable sur le site de la BPI Pro, et après avoir lu
l’article d’Amaël Dumoulin, directrice de la bibliothèque de Dunkerque, il ne me semble pas opportun de revenir sur des choses qui sont, somme toute, fort partagées dans toutes nos bibliothèques et/ou réseaux de bibliothèques, et ce quelle qu’en soit la dimension ou l’échelle de territoire : tout cela a déjà été dit et bien dit, et par d’autres aussi.
Garder un rythme pertinent
Il me semble donc à présent plus pertinent de prendre, grâce à votre demande, un peu de temps pour l’observer, justement, ce temps, celui-là même qui a passé depuis mi-mars, celui-là même qui continue à passer si vite alors que nous avions craint que nos journées de télétravail soient interminables. Oui,
tempus fugit. Même entre quatre murs et soumis à des restrictions de circulation inédites pour notre génération. Et voici à présent que nous dépassons le mois de confinement, et qu’un nouveau mois ou presque se profile devant nous, nous l’avons appris lors de la dernière allocution présidentielle. En deux mois, la crainte qu’une partie des actions mises en œuvre sinon avec enthousiasme – compte tenu de la gravité des faits – du moins avec volontarisme et engagement, puisse parfois avoir tendance à s’émousser existe : le matériau est là, quasi inépuisable, mais comment les bibliothécaires confinés peuvent-ils éviter de basculer dans une forme d’introspection personnelle, quasi-existentielle ? Je m’explique.
Si les premières annonces liées à la crise sanitaire et au confinement qui en résultait ont été marquées par une forme de tension et d’adrénaline au fil de consignes multiples et de construction du Plan de continuité des activités (PCA) qui rythmaient les journées de télétravail, elles le furent également par l’incroyable vivacité rédactionnelle de nos collègues qui contribuent aux actions numériques et à notre présence sur les réseaux sociaux. Toutefois, l’installation dans la durée de cette situation littéralement extraordinaire nous confronte à la fois à la difficulté de garder un rythme pertinent dans le cadre de nos activités (suffisamment pour continuer à exister, mais point trop pour ne pas saturer les informations culturelles multiples et foisonnantes d’une collectivité comme la nôtre), mais aussi – et peut-être surtout au fur et à mesure que le temps passe – à développer notre capacité à réfléchir à « l’après-confinement » qui s’annonce.
Quels services a minima ?
En effet, nous avons à présent un horizon qui, s’il n’est toujours pas encore précis, se profile et se situe vraisemblablement avant ou au cours de l’été. La question de la fermeture des établissements publics ayant été décidée et mise en œuvre rapidement, il en ira tout autrement pour leur réouverture. Car il s’agit à présent d’imaginer quand et comment nous allons pouvoir ré-ouvrir au public, avec quelle jauge, avec quels types de précautions et de protocoles sanitaires pour les agents et le public, quelle actions de communication nous devrons mettre en place autour de la sécurité de ces réouvertures pour rassurer notre public et l’inviter à reprendre le chemin de leurs bibliothèques, quels services a minima nous pourrions éventuellement proposer dans le cadre d’un déconfinement « par phase ».
Nous pouvons imaginer réintégrer – au moins certains d’entre nous – nos établissements non encore ouverts au public après le 11 mai et travailler en interne à proposer des actions qui prépareront la réouverture globale des médiathèques : retour des 200 000 documents actuellement en prêt, par exemple. Mais cela devra s’organiser là aussi selon un protocole sanitaire clair avant leur remise en rayons, il semble encore difficile d’imaginer une ouverture au public très rapidement.
Comment, au-delà de ces questions purement techniques, reprendre le cours de notre vie professionnelle normale ? Comment accueillir un public tout en maintenant une forme de distanciation sociale et/ou équipés de masques et de gants et, finalement, comment reprendre le cours normal de notre vie tout court après un événement de cette portée ? Les bibliothèques sont ces lieux uniques de vie et de brassage de toutes les populations – des micros-sociétés en quelques sorte – et tous les professionnels savent que la cohabitation des publics est un des enjeux majeurs et quotidiens et qu’il ne se fait pas toujours aussi facilement que nous le souhaiterions. Qu’en sera-t-il après cette période de distorsion du lien social ? Voici les pensées qui m’habitent à présent que tout le reste a été mis en place et bien rôdé depuis quatre semaines : distribution des outils pour le télétravail pour les bibliothécaires, organisation du PCA indispensable concernant la sécurité des bâtiments notamment, liens avec les collègues, la hiérarchie et les élus, réunions de direction tous les jours en visio-conférence, présence à distance.
Rassurer les autres
Penser à l’après c’est aussi penser à la mise en œuvre d’un éventuel soutien psychologique pour les agents fragilisés par cette situation, à celles et ceux qui pourraient avoir des difficultés à se remettre de ces événements, qui ont pu être directement touchés, dans leur chair et/ou parmi leurs proches dans une région où il semble impensable, statistiquement parlant, qu’un service de plus de 260 agents y échappe. Ma collectivité a d’ailleurs déjà mis un dispositif en place à ce niveau.
Et, finalement, cette crise me ramène encore une fois à cette notion qui m’est la plus chère dans ma fonction, sans doute plus que celle de direction elle-même (quoique, littéralement, « diriger » et donc « donner la direction » est également une mission noble), c’est celle de la responsabilité. Cette certitude que, bien qu’entourée d’une équipe et d’agents formidables qui se montrent chaque jour à la hauteur des enjeux et des défis que nous affrontons, j’assume de facto et juridiquement la responsabilité de mes agents et du public qui fréquentent les établissements que je dirige. C’est cette même sensation que j’ai ressenti au soir, au lendemain et au surlendemain de l’attentat de Strasbourg du 11 décembre 2018, avec cette peur qui doit s’effacer devant le travail à accomplir et l’objectif de rassurer les autres. En prenant la responsabilité d’un service d’une telle taille, on sait bien que tout ce qui fait la vie – le meilleur et le pire – sera au rendez-vous.
Tout cela fait que Strasbourg est bien plus qu’une expérience professionnelle pour moi. C’était, c’est et ce sera avant tout une expérience humaine de manière globale, mais aussi des expériences humaines au-delà de ce que j’aurais pu imaginer (une attaque terroriste, une pandémie..) et auxquelles les gens de ma génération, étaient – inconscients que nous fûmes dans notre jeunesse – persuadés d’échapper.
Commençons donc à penser l’après, en premier lieu à cette joie simple que cela sera de se revoir, de retrouver nos collègues et notre public. Ceux qui donnent tout le sens à notre métier.
Cet après doit commencer à se dessiner aujourd’hui parce qu’il y aura un demain. Et j’aime à penser qu’il ne pourra pas être totalement comme hier : les bibliothèques auront, plus encore qu’avant, la possibilité de prendre toute leur part pour inventer et construire ce nouveau monde à venir. Celui qui doit se réinventer. Celui qui doit tirer les leçons de ce que nous venons de vivre, collectivement. »
Et vous ? Racontez-nous comment vous vous adaptez, les difficultés que vous rencontrez et les solutions que vous inventez en écrivant à: confinement@livreshebdo.fr