Vous avez débuté votre carrière en 1992, l’année même où débutait la série de Livres Hebdo dont nous fêtons le numéro 1 000. Quel regard portez-vous sur votre parcours depuis ?
Je suis passée de ce qui pouvait sembler une grande précarité à un grand confort apparent. En septembre 1992, avec Hygiène de l’assassin, j’ai gagné le gros lot. Je me suis dit : "ça ne durera pas, vivons ça à fond". Or, à ma grande surprise et pour mon plus grand bonheur, le succès a perduré. Il s’est même accru, même si je ne vends plus autant de livres qu’à l’époque de Stupeur et tremblements. Sans doute parce que ce livre était un roman sur le monde du travail, où chacun pouvait se reconnaître.
Comment votre situation a-t-elle évolué ?
J’ai connu une première phase de succès, durant ma "période belge", avec des ventes autour de 100 000 exemplaires. Puis il y a eu la phase deux, à partir de Stupeur…, où je suis vraiment devenue best-seller, avec des 400 000 exemplaires. Aujourd’hui, mes scores oscillent entre 180 000 et 200 000 exemplaires. Ce qui est considérable. J’ai plus d’argent, même si ça n’a pas changé ma façon de vivre, si ce n’est que, maintenant, j’ai un appartement à Bruxelles et un à Paris. Je suis un auteur comblé et un peu plus inquiet chaque année, en septembre, le moment choisi par mon éditeur, Francis Esménard, pour publier mes livres. C’est devenu une habitude, un rituel. J’ai besoin de cette régularité, qui me structure.
Comment travaillez-vous ?
J’écris trois ou quatre livres par an. Tenez, je vous livre un scoop : j’ai commencé mon 79e hier ! Puis, à la fin de l’année, c’est un moment très dur, je les relis et je choisis celui que je propose à Francis Esménard. Une seule fois, il en a refusé un, et je lui donne entièrement raison.
Pourquoi n’écrire que des romans, pas d’essais ni de biographies, par exemple ?
J’aime énormément ce genre, qui offre à l’écrivain une liberté totale. Je m’en tiens à l’étymologie du mot, qui signifie "écrit en langue vulgaire". Je n’aime pas les étiquetages, genre "autofiction", tendance qui me semble vaine, superflue et contraire à la vie. De toute façon, un roman ne naît jamais de rien.
Comment écrivez-vous ? Sur quel support et avec quel outil ?
Je suis le fossile absolu ! Je n’ai pas de téléphone portable, pas d’ordinateur ni rien de ce genre. Mon outil n’a jamais changé : un stylo-bille, le bête Bic bleu, facile à trouver, jetable, qui glisse sur le papier mais pas trop, et n’accroche pas non plus. J’écris sur des cahiers d’écolier tout simples, de préférence en papier recyclé (oui, je suis écolo !) et quadrillé.
On m’en offre beaucoup, j’en ai d’avance, et je choisis lequel convient pour chaque texte. En dehors du champagne, que j’aime excellent, je préfère le matériel modeste, de mauvaise qualité.
Conservez-vous vos manuscrits ?
Bien sûr. Ce sont mes bébés, je les garde tous. Ceux qui ont été publiés ne sont pas très beaux, ils n’ont guère d’intérêt, et ils vont s’autodétruire un jour à cause du papier. Tant mieux ! Les autres, c’est un vrai problème. Pas question de les détruire, mais pas question non plus qu’ils soient accessibles à quiconque, même après ma mort. J’ai envisagé de les faire couler dans un bloc de résine, ou de les léguer à la Bibliothèque vaticane, avec interdiction éternelle de consultation.
Vos goûts en matière de lectures ont-ils évolué ?
Non. Je suis toujours une grosse lectrice de livres. Ce qui a changé, c’est que j’en reçois beaucoup en service de presse ou en cadeau. Mais j’en achète aussi. Je lis de tout, les livres que je reçois, donc, par politesse. Mais je me fie aussi au bouche-à-oreille, à mon flair ou à des envies. Ainsi, j’ai attendu l’été 2012 pour lire Jane Austen, durant tout un week-end. Un régal.
Inutile de vous demander si vous vous intéressez aux nouvelles technologies…
En effet. Je n’ai même pas d’ordinateur, je vous l’ai dit. Tous ces objets me laissent de marbre. On m’a offert deux fois une tablette, que j’ai donnée tout de suite à mes neveux. Bizarrement peut-être, je n’ai pas du tout l’impression que le livre soit menacé par tout ça, ni en danger.
Quelque chose a-t-il changé dans vos rapports avec votre éditeur ? En changeriez-vous ?
Jamais ! Je suis un cas très rare chez les écrivains, surtout de best-sellers. Aussi longtemps qu’il y aura Francis Esménard chez Albin Michel - avec qui je suis passée de la crainte à la vraie amitié, mais avec un peu de crainte quand même -, la question ne se pose pas. Même pour une excursion. Et pourtant, je reçois des propositions, des tentatives de débauchage tous les jours. Et même après Francis, il faudrait que la maison change terriblement pour que je parte. Ce que j’aime ici, c’est un esprit authentiquement familial. J’y suis arrivée dès mon premier manuscrit, refusé d’abord par Gallimard. Depuis Bruxelles, je pensais qu’Albin Michel était une toute petite maison, où j’avais plus de chances d’être acceptée… J’aime aussi le contact direct que j’ai avec mon éditeur lorsque je le souhaite, par téléphone.
Vous faites presque partie de la maison ?
Tout à fait, à cause de mon courrier. Dès le début de cette aventure, en 1992, j’avais pris l’habitude de venir tous les jours chez Albin Michel pour répondre aux lettres de mes lecteurs, chose que je serais incapable de faire chez moi. Je me mettais dans un coin, ou sous un escalier. Les gens se demandaient ce que je fichais là ! Et puis, en 2002, miracle, on m’a proposé un bureau, provisoirement libre, et que j’occupe toujours. Personne n’a jamais osé déménager mon capharnaüm. Je dois être le seul écrivain à disposer d’un bureau dans une maison d’édition sans exercer aucune fonction éditoriale. Je ne suis pas au comité de lecture, ne dirige aucune collection. On me l’a proposé, j’ai refusé : ce n’est pas mon métier.
Vous entretenez depuis toujours un lien personnel très étroit avec vos lecteurs. Par quels truchements ?
Par le courrier, surtout. J’ai reçu ma première lettre de lecteur trois jours après la parution d’Hygiène de l’assassin. Ça n’a jamais cessé depuis. J’en reçois trop, je n’en peux plus, mais ça me fascine. Pour être à jour, je dois répondre en moyenne à seize lettres par jour ! Je comprends mes confrères qui ne répondent pas. Mais moi je vais au contact, dans les salons du livre, dans les librairies. Dans le métro, dans la rue, on me reconnaît, avec ou sans chapeau. Les gens sont très gentils avec moi. Il y a même, me concernant, des sites de fans sur Internet. Je ne m’en occupe pas, je n’y vais jamais, je ne veux même pas savoir ce qui s’y écrit. Mais qu’un livre soit un pont vers la vie des autres, c’est magnifique, féerique.
Les médias sont-ils présents dans votre environnement ?
Peu. Je feuillette deux quotidiens chaque jour, d’opinions différentes, pour me tenir au courant. Je n’ai pas la télévision. On m’y invite beaucoup, je refuse beaucoup. Je suis fidèle à quelques-uns, François Busnel ou Stéphane Bern.
Globalement, qu’est-ce qui a le plus changé dans le monde du livre depuis vos débuts ?
Le rôle de l’image, devenu de plus en plus important, et je le déplore. Depuis 1996, on met ma photo sur un bandeau en bas de mon livre. J’appelle ça "la pochette", comme pour un disque. D’autre part, des amis me disent qu’il y a de moins en moins de place pour publier de "petits" auteurs - en termes de ventes -, et que peu d’écrivains vivent correctement de leur plume. Je n’en apprécie que plus la chance qui est la mienne.