Avant-critique Essai

Alizée Delpierre, "Servir les riches" (La Découverte) : Les bonnes n'ont pas de corps

Alizée Delpierre - Photo © La Découverte/DR

Alizée Delpierre, "Servir les riches" (La Découverte) : Les bonnes n'ont pas de corps

Alizée Delpierre propose une étude très originale et non manichéenne sur les riches et leurs employés de maison.

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Par Laurent Lemire
Créé le 28.09.2022 à 09h00

Voici une thèse de sociologie originale transformée en livre sans jargon, juste avec ce qu'il faut de notes pour attester de la qualité du travail. Alizée Delpierre (Sciences Po Paris) a enquêté sur les riches et sur ceux qui les servent. Elle s'est même fait engager comme nanny et aide cuisinière dans une de ces familles fortunées pour comprendre de l'intérieur la nature des rapports qui se mettent place − une aventure qui l'a conduite jusqu'en Chine, d'où sa pratique du mandarin.

Disons-le d'emblée, la sociologue s'éloigne de l'approche clivante des Pinçon-Charlot. Il n'y a ni manichéisme ni misérabilisme dans cette enquête, mais une volonté de comprendre ce monde à part, le plus souvent invisible, même s'il vient de faire son entrée à l'Assemblée nationale avec Rachel Keke, et sur lequel les fantasmes vont bon train à travers des films comme La Cérémonie de Chabrol ou Parasite de Bong Joon-ho.

Pour ce premier ouvrage, très réussi, Alizée Delpierre nous invite à une exploration du monde des gouvernantes, majordomes, cuisiniers... Elle montre les conditions de travail - la plupart des employés dorment sur place -, les salaires et les avantages quelquefois importants - 8 000 € mensuels pour certains avec paiement de la scolarité des enfants - mais aussi les contreparties : une dépendance et une servitude sans faille. Mais le gros de la troupe demeure bien en dessous de ces conditions et les 4 000 € mensuels rapportés au nombre d'heures travaillées donnent une rémunération qui se situe autour de 9 € de l'heure...

Mais de tout cela, les employeurs ne veulent pas trop parler, pas plus que des contrats souvent opaques, quand il y en a. D'ailleurs la générosité revendiquée par quelques patrons n'est pas sans contrepartie. Certains considèrent leurs domestiques comme des membres de la famille, mais des membres invisibles comme Maria-Celesta, quarante ans de maison, qui annonce à ses employeurs qu'elle va être amputée d'une jambe à cause de sa peine quotidienne et du manque de soin. Les bonnes n'ont pas de corps. Elles se résument le plus souvent à des fonctions dans un schéma hiérarchisé, des fonctions plus facilement soumises, victimes de racisme ou agressées, huit employées sur dix étant des femmes. C'est ainsi que grâce aux témoignages parfois déchirants nous comprenons mieux les codes de ce « théâtre sans coulisses ».

Cette domesticité particulière s'est fractionnée dans une société vieillissante et consumériste avec les livreurs Deliveroo, les chauffeurs Uber, et les services à la personne qui représentent désormais 5 % des emplois en France. Elle se caractérise par des salaires de misère pour des emplois non qualifiés, alors que les domestiques des millionnaires sont souvent diplômés, sauf ceux qui relèvent de l'« exploitation dorée » des immigrés. Avec cette enquête Alizée Delpierre nous invite à réfléchir sur cette société qui s'annonce, loin des clichés et des légendes urbaines.

Alizée Delpierre
Servir les riches
La Découverte
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 20 € ; 208 p.
ISBN: 9782348069024

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