MANUELS/NUMÉRIQUE

Y aura-t-il encore des livres à l'école ?

F. DEMANGE/GAMMA

Y aura-t-il encore des livres à l'école ?

Le numérique progresse dans le système scolaire. Mais on est encore loin du « cartable électronique ». L'école demeure fermement centrée sur le manuel papier et les e-versions des livres de cours apparaissent comme des outils complémentaires. En littérature, le poche reste incontournable tant qu'il n'y aura pas de liseuse adaptée et bon marché.

J’achète l’article 4.5 €

Par Hervé Hugueny
Créé le 26.10.2015 à 17h10

Les interrogations sur le passage du manuel papier vers les supports numériques devraient fournir un sujet de réflexion durable aux professionnels du marché scolaire dans les années à venir. Car la transition promet d'être très progressive, au vu de l'attachement manifesté pour le manuel dans sa version papier, y compris dans les établissements pilotes de l'apprentissage au numérique. "Nous avons toujours autant de livres, peut-être même plus que dans d'autres établissements. Ils sont indissociables des outils numériques que nous utilisons, et il n'a jamais été question de s'en séparer lorsque nous avons élaboré le projet de l'établissement", insiste Mahatsangy Ravoajanahary, principal du collège Georges-Charpak de Goussainville (Val-d'Oise), ouvert en 2008 et doté d'un équipement "100 % numérique" - une trentaine de tableaux interactifs, autant d'ordinateurs dans la salle informatique, des portables pour tous les enseignants, un projet d'achat de tablettes numériques... "Nous entretenons aussi des ateliers importants sur le rapport à la lecture à partir de BD, mangas, romans, pour amener nos élèves vers du livre plus consistant. En fait, notre principale difficulté, c'est de pouvoir en commander : dans cette ville de 32 000 habitants, il n'y a pas de librairie", regrette le principal, bien conscient que le numérique n'est pas une panacée pour les élèves en difficulté.

"Les renouvellements sont du même ordre que l'an dernier, avec un volume d'achats qui devrait atteindre environ 3 millions de volumes." CÉLIA ROSENTRAUB, HATIER- Photo O. DION

LE MARCHÉ RELANCÉ

Dans le concret des chiffres de vente, le manuel, toujours au centre de la pédagogie dans le système scolaire, se tient encore bien cette rentrée, porté par l'application des nouveaux programmes du lycée. Appliquée en 2010 dans une certaine précipitation, cette réforme a nettement relancé le marché scolaire qui s'était effondré (voir graphique page suivante). "Les renouvellements sont du même ordre que l'an dernier, avec un volume d'achats qui devrait atteindre environ 3 millions de volumes, alors qu'il y a moins d'élèves en première qu'en seconde, mais le français en plus, et sur deux niveaux, en nouveau programme", explique Célia Rosentraub, directrice générale d'Hatier, filiale du groupe Hachette Livre.

Un tableau blanc interactif en usage dans une classe de CM1-CM2, école Jules-Ferry à Athis-Mons (91).- Photo MAIRIE D'ATHIS-MONS/DJAMILA CALIN

En revanche, c'est moins bon au collège, avec un recul des ventes estimé à 10 % du marché, sur un total d'environ 3 millions de volumes, et alors que l'application de nouveaux programmes en français, histoire-géographie et instruction civique devrait au contraire porter les rééquipements. Et au primaire, le marché est stagnant, regrette Célia Rosentraub : la réforme de 2008, avec un renouvellement complet des programmes à tous les niveaux, n'a produit aucun effet.

"Nous ne sommes pas sur un marché d'offre, au contraire des autres segments de l'édition : nous dépendons des décisions des pouvoirs publics, et des choix de politique générale par rapport à l'éducation", rappelle Catherine Lucet, P-DG de Nathan et directrice générale du pôle Education et référence d'Editis. De fait, si les Régions ont bien débloqué les moyens nécessaires à l'achat de manuels pour les lycées, qu'elles prennent maintenant presque toutes en charge, le budget livres financé par l'Etat est en berne dans les collèges.

"Au budget 2011 de l'Education nationale, le chapitre crédits pédagogiques, qui englobe l'achat de manuels, a reculé de 6 à 7 %, et c'est encore plus important pour les établissements privés sous contrat. Les effets n'ont pas été immédiats, sans doute parce qu'il y avait des réserves de crédits, mais elles sont apparemment épuisées. Et la baisse devrait se poursuivre au budget 2012", redoute Sylvie Marcé, P-DG de Belin et présidente du groupe Enseignement du Syndicat national de l'édition.

Dans ce contexte, il apparaît très aléatoire d'attendre des moyens supplémentaires pour financer l'achat de ressources numériques. "Il faut trouver un nouvel équilibre qui permettra l'entrée du numérique dans un volume de dépense maîtrisée", explique, en termes eux-mêmes très équilibrés, François Bonneau, président de la région Centre, à l'origine du financement des manuels des lycéens, et président de la commission Education de l'Association des régions de France. Des ressources d'acquisition supplémentaires seront toutefois apportées >dans le cadre du plan Chatel, qui devrait être précisé en octobre. "Il est prévu de réserver 60 millions d'euros sur trois ans pour l'acquisition des ressources", rappelle Sylvie Marcé.

COMPLÉMENTAIRE

Mais dans cette période de transition, les versions numériques des manuels sont toujours comprises comme complémentaires aux manuels papier. Les éditeurs veillent à définir une grille tarifaire qui évite cette tentation : le numérique est proposé pour 1 ou 2 euros supplémentaires à ceux qui auront acheté le papier, mais la licence passe à 500 ou 600 euros pour la version dématérialisée seule. Toute la structure des charges des éditeurs est calculée en fonction d'une diffusion papier, et si le numérique >dégage bien des économies en fabrication et en logistique, il engendre des coûts supplémentaires en acquisition de droits pour des contenus nouveaux. Et pour le moment, les versions gratuites de manuel de mathématiques, français et histoire-géographie que proposent Sesamath et Lelivrescolaire.fr sont un moyen d'entrer sur le marché et de faire connaître leurs ouvrages, qui sont bien payants en version papier.

Le poche règne sur la littérature à l'école

"A chaque mois de septembre, nous sommes assurés de vendre 25 000 exemplaires de La sixième de Susie Morgenstern." JEAN DELAS, L'ÉCOLE DES LOISIRS- Photo O. DION

Selon nos estimations, le marché scolaire représente 10 % des achats de livres de poche, quand on additionne les classiques, les collections de classiques contemporains, de classiques avec un appareil critique, ou à premier prix", explique Anne Assous, directrice marketing du groupe Gallimard, qui regrette de ne pas avoir de données plus précises sur les ventes générées par le système éducatif, qu'elles viennent des commandes des établissements ou des achats prescrits par les enseignants. Ipsos estimant le marché du poche à une centaine de millions de volumes, le scolaire en assurerait une dizaine de millions, à des prix toutefois moins élevés que la moyenne des poches : il n'y a pas de droit d'auteur sur ces livres (sauf s'ils proposent des commentaires), que tous les éditeurs peuvent publier en se faisant une concurrence frontale sur les prix. La généralisation de leur diffusion gratuite en numérique n'a pas cassé le marché, qui a progressé de 6 % l'an dernier, à 14,2 millions d'euros selon les statistiques du SNE.

A ces titres du domaine public, presque exclusivement consommés par le scolaire, il faut ajouter aussi une partie de titres sous droits qui ont acquis un statut de classiques, publiés pour nombre d'entre eux chez Gallimard (L'étranger de Camus en tête), ou qui sont introduits dans des collections de poche destinées au marché parascolaire.

La littérature contemporaine s'est en effet taillé une place dans l'institution scolaire, du primaire au lycée : dans les séries L, au moins un, sinon deux des quatre titres du programme de terminale sont contemporains. Cette année, les deux (Philippe Jaccottet et Pascal Quignard) sont chez Gallimard, assuré d'un marché de 70 000 lecteurs captifs. Dans le primaire, la littérature jeunesse est légitimée depuis la publication d'une première liste de 180 titres recommandés en 2002, portée à 300 deux ans plus tard. Au collège, la dernière sélection actualisée par le CRDP de Grenoble en 2008 compte près d'un millier de références.

Certains titres ont aussi acquis le statut de classiques, dont les enseignants jugent la lecture nécessaire à la culture ou la formation de leurs élèves, et qui en prescrivent l'achat. "A chaque mois de septembre, nous sommes assurés de vendre 25 000 exemplaires de La sixième de Susie Morgenstern", explique Jean Delas, directeur général de L'Ecole des loisirs, qui a beaucoup oeuvré pour la légitimation de la littérature jeunesse à l'école, et qui continue d'en soutenir le principe, notamment via la revue L'Ecole des lettres.

TOUS EN POCHE

Gallimard et Flammarion sont également des acteurs importants de ce marché, à destination duquel les éditeurs scolaires entretiennent aussi des collections. Mais entre les achats des CDI ou des BCD et ceux des parents sur recommandation des enseignants, la part de ces livres dont la diffusion dépend de l'institution scolaire est difficile à évaluer. Une seule certitude, ils sont tous en poche, dont le marché n'est pas sous la menace d'une substitution par le numérique : les liseuses en noir et blanc non tactiles ne présentent aucun intérêt pour les jeunes, et les tablettes sont encore trop chères pour leur être confiées.

Philippe Meirieu : "Rien ne remplacera la forme du livre"

Philippe Meirieu- Photo DR

Pour la lecture, "rien ne remplacera jamais la forme du livre et du codex", estime Phillipe Meirieu, qui se défend d'émettre là "un point de vue nostalgique et un peu ringard". "Un enfant doit avoir la capacité de lire un roman, un essai, un ouvrage polémique dans leur structure linéaire, pour entretenir et fixer son attention dans la durée. C'est fondamental, alors que tout l'encourage à la dispersion de son attention", insiste le professeur en sciences de l'éducation à l'université Lumière Lyon-2, également vice-président de la région Rhône-Alpes. Très engagé dans les débats autour de la pédagogie, il ne se >présente pas pour autant comme un opposant à la lecture sur support numérique, "complémentaire du papier, et bien adaptée à la consultation de documents. Le livre numérique présente ainsi cette fonction essentielle d'approfondissement de la connaissance sur des points spécifiques via les liens hypertextes. L'école doit donc aussi proposer des livres numériques, pour entraîner les élèves à l'entrée dans une pensée en réseau", ajoute Philippe Meirieu. "Les enfants d'aujourd'hui ont peut-être la chance d'être dans une époque où les deux formes de lecture peuvent cohabiter."

RESPONSABILITÉ PUBLIQUE

L'auteur de la Lettre à un jeune instituteur, récemment rééditée chez ESF où il est également directeur de la collection "Pédagogies", estime qu'il est du rôle de l'école de réconcilier avec le livre les élèves pour lesquels l'écrit est vécu comme un obstacle. Pour ce faire, il faut bien sûr qu'il y ait des livres à l'école, aussi bien des manuels que des usuels (dictionnaires, encyclopédies) ou des romans. Leur présence relève d'une responsabilité publique, mais Philippe Meirieu regrette à cet égard l'inégalité des écoles, dont les moyens dépendent de ceux des municipalités. "J'avais proposé un système de péréquation via un fonds commun de solidarité adossé à la Caisse des dépôts", rappelle-t-il, en regrettant de ne pas avoir été suivi. Il avait évidemment appuyé l'officialisation de l'entrée de la littérature jeunesse dans les programmes scolaires du primaire, en 2002, jugeant évident que le plaisir de la lecture est essentiel dans la motivation de son apprentissage. "Les tests de compétence ne prennent pas en compte la dimension de la sensibilité littéraire, ils ne mesurent qu'un savoir-faire technique, qui n'est pas toute la finalité de l'école."

Ancien directeur d'IUFM, institutions que les éditeurs scolaires ont longtemps dénoncées comme étant des foyers de formation au "photocopillage", il se dit aussi agacé par ce gaspillage de feuilles mal agrafées et mal utilisées, qui fait perdre la progressivité et la linéarité des manuels dont elles sont tirées, même s'il signale que les éditeurs ont parfois adopté des mises en pages pas si éloignées de la déstructuration qu'ils dénoncent par ailleurs. A l'heure où plusieurs polémiques éclatent de nouveau autour du contenu de ces manuels (voir p. 12), il rêve que les élèves d'une même classe travaillent avec tous les ouvrages publiés par les éditeurs, par exemple en histoire, "pour comparer leur traitement des faits, ce qui exigerait un travail pédagogique rigoureux", reconnaît-il.

NOUVEAUTÉS : INQUIÉTUDES AUTOUR DE L'ÉCOLE

Les nombreux essais et témoignages (1) qui commencent à arriver en librairie attestent l'inquiétude que suscite l'avenir de l'éducation et du système scolaire. Le premier à s'en émouvoir n'est autre que l'ancien ministre de la Culture et de l'Education nationale, Jack Lang, qui fustige notamment les suppressions de postes dans une lettre au président de la République, Pourquoi ce vandalisme d'Etat contre l'école ?, paru le 25 août au Félin.

Au Passager clandestin, le collectif des Désobéissants invite à Désobéir pour l'école, le 5 octobre, s'alarmant de la suppression de la carte scolaire ou de la disparition de matières optionnelles. Dimitri Casali déplore quant à lui les lacunes du nouveau programme d'histoire du collège dans deux livres : L'histoire de France interdite, le 7 septembre chez Lattès, et L'altermanuel d'histoire de France : ce que nos enfants n'apprennent plus au collège, depuis le 25 août chez Perrin. Francis Vergne décortiquera le 14 octobre les Mots et maux de l'école : lexique impertinent et critique des réformes (Armand Colin), et a cosigné le 10 août avec Pierre Clément, Guy Dreux et Christian Laval La nouvelle école capitaliste (La Découverte).

Plus généralement, la philosophe Martha Nussbaum se penche sur l'évolution de la société à partir des questions d'éducation dans Les émotions démocratiques : comment former le citoyen du XXIe siècle ? (31 août, Climats). Par ailleurs, le phénomène des Elèves zappeurs, enseignants zappés est étudié par la psychologue scolaire Roselyne Guilloux, le 8 septembre chez Chronique sociale.

Enfin, les professionnels de l'éducation trouveront matière à réflexion dans la nouvelle édition de la Lettre à un jeune professeur de Philippe Meirieu (25 août, ESF éditeur) ou Professeur, comment faire ? Conseils pour mieux vivre son métier de Françoise Le Duigou (15 septembre, L'Atelier), mais aussi à travers les témoignages de plusieurs de leurs confrères comme Patrice Romain (Journal de bord d'un directeur d'école, Bourin éditeur), Martin Quenehen (Jours tranquilles d'un prof de banlieue, Grasset), Dominique Resch (Les mots de tête : chroniques d'un prof, Autrement) ou Charlotte Charpot dont le Madame, vous êtes une prof de merde : quand enseigner devient un enfer, témoignage vécu paraît en poche chez J'ai lu le 14 septembre.

(1) Bibliographie complète sur www.livreshebdo.fr

Les dernières
actualités