La Française Anne-Caroline Pandolfo, au scénario, et le Danois Terkel Risbjerg, au dessin, ont déjà cosigné quatre albums chez Sarbacane dont une adaptation de L’astragale d’Albertine Sarrazin (2013). Mais c’est avec le projet très différent de Serena que le duo installé à Strasbourg se révèle à son meilleur. Mettant en images le roman puissant, à mi-chemin du nature writing et du thriller, de l’écrivain américain Ron Rash, qui a aussi fait l’objet en 2014 d’une version cinématographique par Susanne Bier, il livre, comme découpé au couteau de boucher, un récit d’une profonde noirceur dans le milieu des bûcherons de Caroline du Nord.
La chevelure rousse de Serena, dont on suit les apparitions dans les cases d’abord avec étonnement, puis très vite avec sidération, inquiétude et enfin effroi, sert de fil conducteur à l’album qui bascule peu à peu dans une sauvagerie extrême. On découvre la jeune femme dans les Smoky Mountains alors que, en pleine crise économique dans les années 1930 aux Etats-Unis, elle descend du train au bras du riche exploitant forestier George Pemberton, qui vient de l’épouser. L’homme entend exploiter jusqu’au dernier tronc d’arbre les forêts de la région en dépit du projet du gouvernement d’y créer un parc national. Il n’a aucun état d’âme. Il traite ses employés comme des esclaves et se livre sans vergogne au droit de cuissage. Mais Serena, experte dans l’exploitation du bois, cavalière hors pair et vraie tigresse, va se révéler d’une perversité plus grande encore.
Accompagnée d’un aigle qui chasse pour elle les serpents, la jeune femme va se donner les moyens d’écarter par la terreur et la violence tous les obstacles dressés sur le chemin du couple, jusqu’à perdre toute mesure dans la chasse au fils naturel que son mari a engendré avant de l’épouser. Utilisant parfois des phrases issues directement du roman, rompant le rythme par des séquences "blanches" dans lesquelles hommes et bêtes semblent perdre tout contact avec leur environnement pour exprimer à l’état pur les sensations les plus brutes, Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg gèrent avec une maîtrise remarquable cette montée en tension qui voit les morts se multiplier avec les souches noircies des arbres abattus, avec l’anéantissement de toute vie pour seul horizon. Fabrice Piault