Dans son excellent Carnet de philo du matin sur France Culture, Géraldine Mosna-Savoye s’est « agacée », le 3 septembre dernier, d’une « nouvelle manie » des réseaux sociaux, qualifiée de « bookporn », qui consiste à mettre en scène les livres que l’on aime comme autant de faire-valoir narcissiques au mépris de leurs contenus.
Pour l’ancien bibliothécaire que je suis on se croirait revenu aux vieux débats sur la légitimité des BD en bibliothèque ! On devrait, au contraire, se réjouir que les livres apparaissent plus que jamais comme les signes extérieurs d’un désir de distinction. Le phénomène n’est pas nouveau même s’il s’étend désormais bien au-delà du cercle des élites d’antan, bibliophiles ou non, qui ne lisaient pas forcément tout ce qu’elles exposaient dans leurs salons.
Pierre Bayard l’avait déjà finement analysé dans Comment parler de ces livres que l’on n’a pas lus (éd. De Minuit, 2007). Les livres sont autant faits pour alimenter la conversation entre les humains que pour nourrir leurs fors intérieurs. Cette fonction transitionnelle du livre et de la lecture n’enlève rien à la profondeur de certaines œuvres et l’on devrait se réjouir que le numérique, dont la finalité est d’amplifier cette fonction d’échange, continue à faire appel à l’objet livre.
Il est sain, bien sûr, de se moquer des travers du café du commerce généralisé de l’internet, de ses rodomontades, de ses enfantillages, de ses excès. Mais, on peut se demander ce qu’il y a de proprement philosophique à les critiquer, sauf à considérer que la philosophie n’aurait plus comme seul registre que la déploration vétilleuse du temps présent. C’est ce que sembleraient confirmer les propos des deux directeurs du Débat venus le même matin sur France Culture, à l’occasion du triste arrêt de leur revue, fustiger ce qu’ils estiment être une incapacité croissante à penser, sans pour autant donner d’exemples d’une pensée renouvelée.
Transgression
Derrière cet agacement se joue la difficulté que rencontre la queue de comète de la philosophie à appréhender un monde où l’innovation intellectuelle ne se situe plus dans le creusement des concepts et la différenciation sociale qu’il implique, mais dans la confrontation de toutes les expériences possibles, de toutes les données qu’elles génèrent et de tous les points de vue suscités. C’est pourquoi, d’ailleurs, le plus grand reproche que la chroniqueuse de France Culture adresse au pratiquant du « bookporn » c’est justement de transgresser les codes en voulant « se sentir aristocratique » et d’usurper une identité perdue.
Une fois de plus, le livre est embarqué dans ce mauvais procès dont la patrie des Lettres est coutumière opposant la figure sublimée du livre à la vulgarité de la médiasphère et de sa marchandisation. Celui-ci a pourtant toujours joué le rôle de médiateur entre tous les registres d’expression, entre le haut et le bas, entre gratuité et économie de marché. Il est heureux qu’il continue à le faire, sous ses diverses formes, dans une société qui n’aura jamais autant pensé collectivement et à si grande échelle.
Partage
A vrai dire, le procès en régression intellectuelle intenté à notre époque tombe à plat. Certes, il n’y a plus de concepts philosophiques auto-suffisants qui puissent convaincre sans être immédiatement disqualifiées par un rapide afflux de faits et de points de vue contradictoires que mobilisent les réseaux d’information. Mais, l’exigence intellectuelle n’en est que plus vive et mieux partagée, poussée dans ses retranchements par la profusion des données, l’ampleur des débats et l’incongruité qu’il y aurait à ne pas tester immédiatement les idées.
La pandémie en donne un exemple éclatant. En dévoilant le cheminement tâtonnant des experts, les aléas de l’expérimentation et la porosité de la science avec la société elle offre aux populations une leçon d’épistémologie que l’on croyait réservée aux philosophes spécialistes de Gaston Bachelard et de Thomas Kuhn. Elle les éloigne d’une vision naïve de la vérité scientifique en leur montrant que celle-ci est une démarche, révisable, collective et néanmoins rationnelle. Inversement, elle leur montre les limites du populisme cognitif et de ses solutions magiques ou complotistes.
Comme bien d’autres sujets de préoccupation (écologiques ou autres) la pandémie actuelle, à la différence de la grippe espagnole, n’est devenue un laboratoire de pensée collective que grâce à la mise en réseau croissante de la société. Une mise en réseau que l’histoire du livre a préparé et continue d’accompagner. Pour comprendre la dynamique de cette histoire, efforçons-nous d’apprécier tous ses aspects, dussent-ils prendre la forme impure du « bookporn ».