C’est l’histoire d’un homme qui s’engage dans une guerre contre laquelle il s’est toujours battu. Il a 46 ans en août 1914. Ses élèves du lycée Henri-IV le connaissent sous le nom d’Emile Chartier (1868-1951), mais bien peu savent que leur professeur de philosophie signe sous le pseudonyme d’Alain ses Propos dans La Dépêche de Rouen et de Normandie.
Rien n’obligeait ce pacifiste à se jeter dans la bataille. On comprendra à la lecture de cette volumineuse correspondance avec ses amies Marie Salomon et Marie-Monique Morre-Lambelin les raisons peu raisonnables de cet engagement. "Je n’aurai pas supporté l’état de civil", écrit-il en faisant allusion à Romain Rolland, le 26 septembre 1915.
Durant trois ans, l’artilleur, terrassier et téléphoniste Emile Chartier écrit à ces deux femmes et à quelques anciens élèves avant qu’ils ne tombent comme des mouches. Ces lettres, retrouvées dans le fonds de l’institut Alain et à la BNF, apportent un contrepoint aux Souvenirs de guerre publiés bien plus tard, en 1937, et repris en 1960 dans le volume de la "Pléiade".
"Il est assez difficile de faire régner la paix ici. Nous avons dans la chambre un aristo faux démocrate et camelot du roi qui voudrait bien dogmatiser ; mais nous l’arrêtons net, renvoyant ces choses à la paix comme il convient" (21 septembre 1914). Le prof soldat pacifiste fustige la "littérature meurtrière" des nationalistes et raconte son front, "la boue infecte", les chaussures trop dures, le tabac qui réconforte, l’attente du combat, le bruit des bombes. "Je comprends ce que c’est qu’un homme, et pourquoi la guerre est possible" (23 novembre 1914).
On retrouve les tournures, l’esprit d’Alain, ce bon sens qui a fait son succès hors de l’université. Son tumulte intérieur finit par s’apaiser et les pensées se forment au point d’envisager un livre pendant que le conflit s’éternise et que les journaux mentent. Alain veut tellement croire en la paix qu’il en oublie la guerre. Sous la mitraille il élabore son Système des beaux-arts (1920) dans l’urgence de réfléchir à ce qui peut pacifier les hommes.
Laurent Lemire