Avant-critique Essai

Thomas Bauer, "Vers un monde univoque. Sur la perte d'ambiguïté et de diversité" (L'Échappée)

Thomas Bauer - Photo © Natalie Kraneiss

Thomas Bauer, "Vers un monde univoque. Sur la perte d'ambiguïté et de diversité" (L'Échappée)

Dans un essai alerte, le philosophe allemand Thomas Bauer s'inquiète de l'uniformisation du monde.

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Par Laurent Lemire
Créé le 20.03.2024 à 09h00

Retrouver l'ambiguïté. En 1964, dans L'homme unidimensionnel, le philosophe américain d'origine allemande Herbert Marcuse s'inquiétait de l'uniformisation du monde. Cet essai, publié chez Minuit en 1968, corrélait celle-ci avec l'augmentation des formes de répression sociale. Pour Thomas Bauer, cette même standardisation de nos existences est la conséquence d'une diminution de l'ambiguïté.

Dit comme cela, le propos interroge. De quoi parle-t-il ? Il suffit d'ouvrir son livre pour en comprendre toute la richesse et la subtilité. Dans sa préface, le juriste Christopher Pollmann présente cette ambiguïté comme un nouveau champ de recherche, une disposition qui rend la Terre plus vivable, parce qu'on y refuse les certitudes morales et logiques. Montaigne pensait déjà cela. Or le système consumériste nous conduit vers l'uniformisation avec son obsession du lisse, de l'absence d'aspérité dans tous les sens du terme, et aussi avec son code de couleurs consensuelles tirant entre le gris clair et le gris foncé. Donc, cette guerre contre l'ambiguïté est aussi pour Thomas Bauer celle du capitalisme triomphant et du monde marchand.

Ce professeur d'études arabes et islamiques à l'université de Münster a reçu en 2013 le prix Leibniz − l'une des distinctions les plus prestigieuses d'Allemagne en matière de recherche scientifique, dotée de 2,5 millions d'euros −, et en 2018 le prix Tractatus pour cet essai philosophique qui fut un grand succès et un générateur de débats outre-Rhin. On le comprend en le lisant. La simplicité de sa parole ne veut pas dire simplicité de sa pensée, au contraire. La clarté est au service de l'idée. Thomas Bauer veut faire comprendre le danger qui se présente et il multiplie les exemples concrets. Parfois il exagère, notamment quand il prétend qu'il n'y a plus qu'une variété de bananes cultivée, afin de montrer l'atteinte à la diversité des espèces.

Cette disparition de la variété des choses avait déjà été ressentie par Tocqueville, Zweig, puis Valéry. Bauer promène sa notion d'ambiguïté dans tous les domaines, politique, arts, sciences pour voir si la clé fonctionne. Et en effet, son passe-partout conceptuel ouvre bien des serrures. Il montre la tolérance de l'Église catholique pour l'ambiguïté à travers le nihil esse respondendum (« il ne faut pas donner de réponse ») qu'on retrouve dans le « qui suis-je pour juger ? » du pape François. « Lorsque la tolérance à l'ambiguïté disparaît, la religion perd son milieu, autrement dit la croyance. » Le constat vaut aussi dans la disparition de la politesse. Bauer y voit un rétrécissement des sens et un appauvrissement du monde. Le confort de l'univoque où tout doit être expliqué et compris sous peine d'être sans valeur s'oppose à l'équivoque. Il s'envisage désormais via l'intelligence artificielle. Car l'ambiguïté, apprivoisée tout de même, c'est la liberté, l'insolence du non parti pris. En 1947, une jeune philosophe publiait chez Gallimard un court essai intitulé Pour une morale de l'ambiguïté. Elle s'appelait Simone de Beauvoir.

Thomas Bauer
Vers un monde univoque. Sur la perte d'ambiguïté et de diversité
l'Echappée
Tirage: 3 500 ex
Prix: 13 € ; 128 p.
ISBN: 9782373091304

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