Pascal Thuot (Millepages, à Vincennes), Émilie Berto (Pantagruel, à Marseille), François-Xavier Schmit (Le Bruit des Mots, à La Flèche) et Ombeline Génis (Torcatis, à Montpellier). - Photo Olivier Dion
Table ronde : quatre libraires se livrent
Réunis à l'initiative de Livres Hebdo pour une table ronde en visio avant les retrouvailles de la profession les 3 et 4 juillet à Angers, Émilie Berto (Pantagruel, Marseille), Ombeline Génis (Torcatis, Perpignan), François-Xavier Schmit (L'Autre Rive, Toulouse, et Le Bruit des Mots, La Flèche) et Pascal Thuot (Millepages, Vincennes) tirent le bilan de deux années qui ont vu alterner tensions, euphorie et épuisement. Ils s'inquiètent du retour à la « normalité » de la surproduction éditoriale, portent un jugement sévère sur le service qui leur est rendu par la distribution et s'émeuvent de la perspective d'une fusion entre Hachette et Editis. Dopés par des animations relancées et une clientèle élargie, ils entendent « faire corps » pour défendre leur place dans la chaîne du livre comme dans la société.
Après deux ans de pandémie, de hauts et de bas, avec une année 2021 record pour les libraires, avez-vous le sentiment d'être sortis renforcés de la crise ?
Émilie Berto. En termes de chiffre d'affaires, cela a été exceptionnel ! Cette augmentation nous a permis d'investir l'année dernière dans l'ouverture d'une librairie jeunesse. Par ailleurs, comme notre librairie est encore jeune et que nous nous sommes positionnés très rapidement sur du click & collect, nous avons pu fidéliser à fond la clientèle existante, gagner en notoriété et en nouveaux clients. L'idée maintenant, c'est de les garder. On se rend compte avec le début de l'année 2022 que l'euphorie peut vite s'arrêter.
Ombeline Génis. J'ajouterais que nous avons été renforcées en tant que personnes : devoir nous adapter très rapidement à des situations inconnues nous a forgées. Maintenant, dans l'équipe, nous sommes un peu prêtes à tout. Malgré cela, on sent en effet un « retour à la normale » qui est un peu perturbant.
François-Xavier Schmit. Oui, ça a été une période surréaliste pendant un an et demi. Commercialement, c'était complètement dingue, mais au sein des équipes, ça a été une période éprouvante, un coup dans le zig, un coup dans le zag, on défaisait ce qu'on venait de démarrer. Par ailleurs, notre rôle de libraire nous a dépassés, nous n'étions plus complètement propriétaires de ce que nous voulions véhiculer, nous devenions un peu comme les bouchers et les poissonniers, des gens qu'il fallait retrouver.
Émilie Berto (Pantagruel, à Marseille).- Photo OLIVIER DION
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Pascal Thuot. Cela a été une embolie et une embellie financière tout à fait singulière et inattendue. Pour autant, j'ai pu moi aussi mesurer combien ces années ont été à la fois créatrices et destructrices au sein des équipes, surtout chez certains profils un peu plus fragiles. Le regret que j'ai par rapport à cette période est aussi celui d'une expérience qui n'a pas été conduite jusqu'à son terme. La fin du premier confinement, marquée par un afflux de clients considérable et par un flux de marchandises à l'arrêt, a été l'occasion de voir à quel point le catalogue pouvait encore représenter un intérêt important pour le public. J'ai presque secrètement souhaité que la machine ne se remette pas en route trop vite pour permettre à cette tendance de s'installer pleinement et pour consolider notre place dans la société comme défenseur d'une histoire, d'une épaisseur du temps, qui est fortement contrariée par l'afflux de nouveautés. Or, l'avalanche a recommencé très vite. Je crois que, malgré les engagements des grands indépendants comme Antoine Gallimard et Françoise Nyssen, on se retrouve aujourd'hui dans une situation aggravée.
Pascal Thuot (Millepages, à Vincennes).- Photo OLIVIER DION
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Partagez-vous tous ce constat d'une aggravation de la surproduction éditoriale ?
Émilie Berto. Oui, après ces deux années d'adaptation qui nous ont épuisés, la surproduction éditoriale nous a considérablement fragilisés en termes de trésorerie, d'esthétique de la boutique, et de moral, en particulier au mois de janvier. Le retour de bâton a été brutal.
Ombeline Génis. À la librairie, nous sommes en train de former nos jeunes recrues qui n'ont connu que ce flux intense à sélectionner davantage, parce que nous avons des limites, que ce soit en termes de temps de lecture ou de surface.
François-Xavier Schmit (Le Bruit des Mots, à La Flèche).- Photo OLIVIER DION
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François-Xavier Schmit. On revient à la situation antérieure, ce qui donne le sentiment que toutes les conclusions qu'on aurait pu tirer de cette période-là ont vite été oubliées.
Pour autant, les pratiques amplifiées par les confinements n'ont-elles pas durablement changé votre modèle économique, notamment l'équilibre entre vente en ligne et vente physique ?
Ombeline Génis. Pendant les confinements, notre site marchand, qui existe depuis 2011, a explosé. Mais depuis, nous sommes revenus à une affluence semblable à celle de 2019.
François-Xavier Schmit. Le site marchand que nous avons lancé au cours du confinement a très bien démarré. Maintenant, il représente un petit flux constant entre 5 et 10 % de nos ventes.
Émilie Berto. Ce qui a vraiment changé dans les pratiques de la clientèle, c'est qu'elle est beaucoup plus volatile. Nous avons pas mal de défections de dernière minute pour les événements, mais elles sont compensées par les gens qui se décident à venir au dernier moment. Bien que la fréquentation ait baissé en ce début d'année, on sent une avidité pour les rencontres, qui est très rassurante.
Le débat sur la librairie comme commerce essentiel a-t-il permis de changer l'image du métier ?
François-Xavier Schmit. Il y a bien une revalorisation du métier de libraire. Pendant un an, j'ai reçu un nombre délirant de demandes de stage pour des reconversions en librairie, c'était quasiment deux par semaine ! L'année 2021 a été très productive en création de librairies, et 2022 va être une année record. On constate qu'un certain nombre de municipalités ont compris, enfin, que nous jouons un rôle culturel et social. C'est d'ailleurs en répondant à un appel à projets de la ville de La Flèche que j'ai pu ouvrir Le Bruit des Mots. Pas mal de projets similaires sont en train de naître de cette volonté politique, ce qui pourrait être bénéfique aux territoires ruraux.
Pascal Thuot (Millepages, à Vincennes) et François-Xavier Schmit (Le Bruit des Mots à La Flèche).- Photo OLIVIER DION
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Ombeline Génis. Tous ces débats ont permis de faire découvrir nos commerces qui restent peu connus du grand public. Beaucoup de clients arrivaient en nous demandant presque un mode d'emploi de la librairie : « Peut-on demander conseil ? Comment chercher ? Peut-on commander un livre ? » Nous avons aussi été très sollicitées par des établissements scolaires.
Émilie Berto. Il faut noter que ces nouveaux clients n'avaient pas le même profil que ceux fidélisés auparavant. Ce sont des personnes habituées à un autre service, et qui tiquent énormément quand vous leur dites qu'il va falloir attendre une semaine pour avoir un livre.
Pascal Thuot. Je suis entièrement d'accord avec toi. Nos clients nous aiment bien et nous accordent un statut d'experts. En revanche, quand il y a un problème sur la chaîne du livre, et Dieu sait s'ils sont nombreux depuis un certain temps, on en est les récipiendaires.
Émilie Berto. On parle du mois de décembre 2021... [période marquée par les retards de livraison et par les restrictions de commandes du distributeur MDS, filiale de Média-Participations, ndlr]
Pascal Thuot. Oui, voilà ! En tant que clients des distributeurs, nous recevons une qualité de service extrêmement médiocre. De la diffusion, nous ne rencontrons plus que les représentants qui viennent pour nous vendre les nouveautés. Mais quid de la relation que nous devrions entretenir régulièrement sur la qualité globale des services que nous nous rendons mutuellement ? Quelle est la vision de la diffusion sur la production ? C'est silence radio à tous les niveaux ! Nous serions servis par des drones que ça ne m'étonnerait même pas. J'ai le sentiment que quelque chose s'est rompu - la crise sanitaire est passée par là, le télétravail a éparpillé les différents interlocuteurs que nous avions -, mais je pense aussi qu'il y a une rupture dans la philosophie même du métier. Aujourd'hui, nous recevons une production désincarnée, qui a perdu cette aura de chaleur que nous avions lorsque les éditeurs portaient leurs livres différemment.
Ressentez-vous tous cette rupture dans les rapports avec les distributeurs et les éditeurs ? Que faudrait-il faire pour inverser la tendance ?
François-Xavier Schmit. Heureusement, un certain nombre d'éditeurs, plutôt « petits » et « moyens », continuent de faire du porte-à-porte, de nous parler avec cœur de leurs nouveautés. Sinon, effectivement, le lien est extrêmement distendu.
Émilie Berto. Quand j'ai ouvert la librairie il y a six ans, j'ai été choquée par les premières réunions où j'ai essayé de discuter de chiffres avec des représentants qui faisaient semblant de ne pas avoir compris. Cette relation de soi-disant négociation est complètement unilatérale. Quand j'envoie des courriers très argumentés pour expliquer pourquoi j'ai besoin d'avoir des informations sur les livres qui sortent, je n'ai aucune nouvelle. Cela soulève plusieurs interrogations. Quel temps passe-t-on à explorer le catalogue de gens qui ne nous considèrent pas ? Où sont les éditeurs et les distributeurs ? Quelle est la part de responsabilité de chacun ?
Pascal Thuot. S'il y a un aspect positif à toute cette situation, c'est que le représentant est devenu un interlocuteur très important. La part d'ombre, c'est qu'il est en possession de catalogues immenses. Je pense aux pauvres représentants de MDS qui ont hérité d'une partie de l'ex-diffusion Volumen : présenter un catalogue comme celui-ci, c'est une mission kamikaze ! Il faut qu'on retrouve la raison, et nous avons des outils pour cela, comme un certain nombre d'usages commerciaux qui sont là pour cadrer les pratiques. Mais tout semble avoir disparu au profit de la surproduction et de la concentration.
Précisément, comment appréhendez-vous le rapprochement annoncé entre Hachette et Editis ?
Pascal Thuot. C'est une très mauvaise nouvelle pour tout ce qui nous tient à cœur. La puissance additionnée de la concentration et des moyens marketing et de communication va forcément invisibiliser une partie de la production. En détenant 60 % de la production en BD, 70 % en vie pratique, 50 % du poche, cette concentration va considérablement affecter le territoire de la création littéraire et de ce qui nous fait vibrer. C'est l'ADN même de la librairie qui est menacé, alors on se met en colère. Avec quelques autres libraires, nous avons décidé de constituer un groupe qui s'est pourvu d'une avocate, Isabelle Wekstein, qui représente aussi les intérêts du SLF et de certains éditeurs [devant les autorités européennes de la concurrence, ndlr].
Les clients ont-ils conscience de ces bouleversements ?
Émilie Berto. Spontanément, non, à part quelques-uns. Mais à Pantagruel, que ce soit pour ce qui s'est passé avec MDS à Noël ou pour ce qui se profile maintenant entre Hachette et Editis, nous faisons énormément de pédagogie auprès de nos clients parce qu'il n'est pas exclu que, demain, à la librairie, les publications des maisons d'édition de ces groupes-là soient prises en quantité archi minimales voire réservées à la commande. C'est un sacré pari, mais c'est une vraie question que je me pose.
Comment appréhendez-vous l'engagement pris au début du printemps par Madrigall et par Editis d'une remise minimale à 36 % pour les libraires ?
François-Xavier Schmit. Cette décision était indispensable. Avec l'explosion à venir d'un certain nombre de charges comme l'énergie et les transports, comment une petite librairie peut-elle survivre avec des remises en dessous de 36 % ? Cela me paraît sidérant. Je souhaiterais que ce soit 40 % pour tout le monde au minimum.
Pascal Thuot. Il y a beaucoup de choses à remettre à plat sur le partage de la valeur dans la chaîne du livre, où la distribution a pris une part extrêmement large. L'une des clefs serait le relèvement du prix des livres mais, à l'inverse, Editis assure que le rapprochement aura « une incidence positive sur le prix moyen du livre », ce qui est un levier pour convaincre la commission européenne, décisionnaire sur la possibilité de cette fusion. S'ils font de la pub en disant « on a relevé les remises minimales des libraires qui se plaignent » et « les consommateurs seront contents parce qu'on va avoir une action bénéfique sur le prix moyen du livre », on va avoir du mal à se faire entendre. C'est une situation qui n'est pas totalement perdue mais qui est très délicate.
Dans ce contexte, quel rôle peut jouer la nouvelle loi Darcos sur les frais de port ?
Émilie Berto. Pour nous, c'est anecdotique. Toute notre stratégie a été de faire revenir les gens en magasin.
François-Xavier Schmit. Cela peut malgré tout avoir un impact positif sur des librairies enclavées, qui ont des clients loin, à 30 km ou plus, qui se feront livrer par un commerce indépendant plutôt que par Amazon.
Quels sont vos chantiers prioritaires pour les mois à venir ?
Ombeline Génis. Beaucoup de salons et d'animations se sont éteints ces deux dernières années, nous essayons donc de recréer pour l'été prochain de gros événements centrés sur la librairie mais associant des partenaires, c'est motivant ! Nous remettons aussi en place nos rencontres hebdomadaires de clubs de lecture pour la rentrée.
François-Xavier Schmit. J'ai une double actualité puisque j'accompagne le développement du Bruit des Mots à La Flèche, en apportant un élan sur les rencontres avec les auteurs. À L'Autre Rive, nous avons un projet d'extension visant à consacrer un espace de 50 m2 à la jeunesse. Nous essaierons de célébrer ça autour d'une grosse fête comme on en faisait avant le Covid, quand nous étions capables d'accueillir 300 personnes, de faire des concerts jusqu'à 3 heures du matin et de recevoir la visite de la police parce qu'il faut baisser le son.
Émilie Berto. Nous achevons notre phase de travaux au Petit Pantagruel, et nous organiserons une grosse semaine d'anniversaire à la rentrée pour fêter nos six ans. Nous avons aussi prévu de monter des animations récurrentes pour nos clients autour du fonds et de mises en avant d'éditeurs.
Pascal Thuot. Comme il y a eu pas mal de départs sur l'équipe Jeunesse/BD, nous reconstruisons une dynamique d'équipe. Le projet global est de retrouver des passerelles plus solides, par le biais de débats, d'événements, entre les domaines graphiques, les domaines du savoir et de la littérature. Garder ce tempo, cette pulsation, nous permet de relativiser tous ces dossiers épineux que nous avons abordés. C'est quand on fait ça qu'on se sent exister. Nous préparons aussi des travaux pour rendre la librairie encore plus jolie et accueillante.
Qu'attendez-vous des Rencontres nationales de la librairie les 3 et 4 juillet à Angers ?
Émilie Berto. Nous sommes toute la journée dans nos magasins, alors j'espère échanger avec des librairies de taille, d'ancienneté, et de pratiques différentes. J'en attends aussi quelque chose de l'ordre du collectif : ces négociations dont on parlait, ces enjeux, je ne peux pas les appréhender seule. Il faut voir ce qui est partagé, ce qui ne l'est pas, et comment s'organiser.
François-Xavier Schmit. Tenir une librairie est en effet un métier solitaire et sédentaire, nous avons peu d'occasions de partager, ce qu'offrent précisément les Rencontres. Se sentir rassemblés, former une sorte de corps, de puissance de feu, cela nous permet de prendre conscience de l'impact que nous pouvons avoir si nous sommes réunis. J'espère aussi que nous aurons l'opportunité de parler d'un certain nombre de pratiques peu éthiques comme l'envoi de livres seuls dans un carton, de goodies fabriqués en Chine, d'affiches qu'on n'a jamais demandées... Je boycotte ces choses-là, je trouve qu'il faudrait le faire de façon collective pour qu'on adopte des pratiques plus responsables.
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Par
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