Dans le rayon des « mauvais genres » littéraires, les romans de Sylvain Kermici sont sans doute ce qui se fait de plus radical. Dans Hors la nuit (Série Noire, 2014), l'écrivain creusait l'obsession maladive d'un homme pour sa belle-sœur enceinte, jusqu'à l'insupportable. Dans Requiem pour Miranda (EquinoX, 2018), il livrait une femme en pâture à des pervers sexuels, sans raison ni pourquoi. Son exploration littéraire du mal absolu et de ses manifestations diverses trouve un apogée dans ce Pandémonium, roman-monstre plutôt que roman-monde, dont l'action se déroule dans un cinéma pornographique, le Léviathan, où se presse une foule interlope. On y trouve « des écrevisses insomniaques, des priapiques, des couples sur le fil du rasoir, des étrangers silencieux, sans identité, revenus de tout, dont certains [sont] là pour tapiner, des criminels, des maniaques paranoïdes. »
De temps à autre, une silhouette s'arrache au train-train crasseux de ce petit monde pour se glisser vers l'écran gigantesque, où s'ouvre une fente de la taille d'une bouche. Subjuguée, elle y colle une oreille. De là sort une voix, celle de Jacob, patron des lieux, gourou invisible et omnipotent susurrant à ses ouailles les vérités les plus terribles sur la nature de l'homme et le sens de la vie. Cette logorrhée malsaine serpente dans les entrailles du roman, malmenant nos sensibilités par chapitres interposés. D'autres individus s'aventurent dans les méandres du bâtiment, en quête de frissons interdits. Lieu tentaculaire, le Léviathan est percé de caves et de cavités, de salles aveugles et de geôles puantes. Lap dancers et glory holes, donjons SM et cellules de torture, salles d'opération, banques d'organes, caches d'armes, d'acides et de sucs mortels : tout ce que l'imagination humaine peut désirer et produire de plus cruel, de plus violent, de plus licencieux fleurit dans le ventre de cette Hydre.
Le récit de Sylvain Kermici, aussi tourmenté que l'architecture catacombesque du Léviathan et les scènes hideuses qu'il abrite, se déroule un soir de guerre. Tandis que l'enfer habituel se déchaîne dans les replis des lieux, un homme, sur le parking, coordonne une attaque. Une mafia concurrente caresse le rêve de détruire l'Hydre et de renverser Jacob. Tueurs et tueuses se faufilent dans l'antre du crime. Mais peut-on détruire l'essence même du chaos ? Résolument expérimental, Pandémonium fait du monde un cinéma macabre où se joue une comédie absurde, celles de nos vies menées dans la certitude d'un bien artificiel. « Les fantasmes les plus horrifiques ne sont qu'une vague intuition du réel », murmure Jacob derrière l'écran crevé où se joue sans fin la pathétique comédie de l'amour. Concentrant le désespoir de la nature humaine en un lieu métaphorique, exprimant sa laideur dans un roman magistral, Sylvain Kermici ose nous rappeler que pour un privilégié vivant dans la lumière, mille âmes damnées se tordent dans l'ombre. Ainsi va la vie, si l'on ose regarder de l'autre côté du miroir.
Pandémonium
Les Arènes
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 17 € ; 240 p.
ISBN: 9791037504630