C’est un texte casse-cou, dont l’écriture a apparemment obéi à "un sentiment d’urgence", même si son point de départ remonte à 1994. C’est un roman bref et dense, sur un thème particulièrement douloureux, où chaque court chapitre apporte sa petite pierre, et il lui fallait toute la sensibilité d’Arnaud Dudek pour ne pas tomber dans le pathos ou la violence, surtout par les temps qui courent.
C’est l’histoire, racontée à la première personne, d’un gamin de 7 ans abusé sexuellement par un jeune homme qui portait une boucle d’oreille, avait une cicatrice et un léger accent slave, sentait le tabac, roulait dans une Ford Mondeo blanche et prétendait avoir perdu son chat afin d’inciter sa proie à monter pour l’aider à le chercher en forêt. Là, trente minutes de "trou noir". "Je suis en partie mort ce soir-là", écrit le narrateur, qui refusera longtemps de se rappeler ce qui s’est passé. Il n’empêche qu’il en perd le sommeil, fait des cauchemars, développe des TOC, culpabilise, se tait et se "déteste" pour cela. Jamais il ne racontera rien à sa famille, des ouvriers de province, ni à ses copains d’école puis de lycée, de fac. Pour tous, il est un bon élève, sympa, juste un peu réservé. Seule sa grand-mère du Midi, finaude et qui connaît bien son A., a remarqué, l’été suivant "l’événement", que le petit "a vieilli". Il lui a surtout fallu vivre avec "ça", "tant bien que mal", comme dit le titre, se construire. Faire ses études de lettres, obtenir le Capes, devenir prof, puis se mettre en congé pour écrire des romans destinés aux jeunes (il n’y a pas de hasard), ensuite pour adultes.
Mais, vingt-trois ans après les faits, par un hasard total, il retrouve et reconnaît son prédateur, devenu gérant d’un pressing près de chez lui. Des journées entières, depuis le bistrot voisin, il l’épie. Puis décide de lui envoyer une première lettre anonyme, avec seulement deux mots, six lettres: "Je sais." Ensuite une seconde, portant seulement le prénom, T., d’un autre gosse, violé et assassiné, lui. Le coupable serait-il le même? En tout cas, le pressing ferme, le gérant disparaît: il aurait fait "un AVC massif". Crime et châtiment, donc, même par des voies aussi impénétrables que celles du Seigneur. Il est probable, bien que cela ne soit pas vraiment avoué, que ce livre soit autobiographique. Arnaud Dudek n’en mérite que plus d’éloges. J.-C. P.