Lors d’un dîner à Paris, l’historien israélien Shlomo Sand se voit poser par l’hôtesse, épouse de l’un de ses meilleurs amis, la question suivante : Pourquoi son mari athée, qui ne pratique pas la religion juive de ses origines, est-il défini comme juif, alors qu’elle, qui n’est pas plus croyante et ne va pas à l’église, n’est pas définie comme chrétienne ou catholique ? Dans « une réponse vigoureuse », Shlomo Sand dégaine les arguments classiques en faveur du « juif laïc » : « L’hostilité à son égard, dans les temps modernes, a forgé chez le juif une identité spécifique de victime de ségrégation, qui doit être prise en considération et respectée. » En gros, c’est l’antisémitisme qui justifie le juif laïc… Ne met jamais les pieds dans une synagogue, n’allume pas de bougie le jour du shabbat, n’observe aucun rite ou prescription… Ne croit même pas en Dieu. Qu’importe ! Aux yeux des juifs comme des goyim, cet individu est juif, juif un jour, juif toujours… En fait, le professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel-Aviv, né à Linz (Autriche) en 1946, revient sur cette réplique faite à la femme de son ami - une définition essentialiste contraire à l’esprit des Lumières. On ne peut pas exciper d’un antisémitisme historique pour imposer une idéologie différentialiste fondée sur la religion ou l’ethnie. Même si la judéophobie comme toute forme de discrimination doit être combattue, Sand n’est pas du genre à agiter l’épouvantail d’une nouvelle ère antijuive et reconnaît que « l’antisémitisme politique public a significativement reculé dans le monde démocratique libéral ».
Dans un essai polémique, Comment j’ai cessé d’être juif, Shlomo Sand dénonce la fiction d’une identité juive laïque et d’« un peuple-race dont les qualités mystérieuses se transmettent par des voies obscures ». Avec un courage intellectuel certain, Sand passe en revue l’histoire d’Israël et les préjugés nourris par les premiers sionistes et pères de « l’Etat juif ». Il démolit cette idole aux pieds d’argile que serait cet homme nouveau juif, le « sabra » - l’Israélien né en Israël, à l’opposé de l’exilé - viril, destiné à régner sur la terre de ses ancêtres et à dominer les autochtones palestiniens. Il fustige aussi le culte de la spécificité juive en termes de persécution (le point d’orgue ayant été l’extermination à échelle industrielle par les nazis), rappelant que même si les victimes juives ont été numériquement supérieures, il y en eut d’autres comme les Tziganes… Que les détracteurs potentiels se gardent d’y voir la confession d’une profonde haine de soi. C’est au contraire parce que l’intellectuel israélien est fier de sa modernité, de sa capacité à embrasser des valeurs universelles qu’il ne veut plus faire partie du club exclusif, voire excluant, du « peuple élu ».
S. J. R.