Livres Hebdo : Notre Part féroce est le premier de vos romans sans le mot « femme » dans le titre. Est-ce que ce livre marque une rupture dans votre œuvre ?
Sophie Pointurier : Ce n’est pas une rupture mais plutôt une continuité. Il y avait effectivement le mot « femme » dans le titre de mes deux premiers romans parce que je voulais écrire la part héroïque trop souvent déniée aux femmes, en tant que personnage mais aussi en tant que sujet à part entière. Avec Notre part féroce, il y a un glissement, le nous est pensé de manière collective, c’est un nous réflexif, qui engage toutes les femmes et je m’y inclue. C’est aussi un nous universel où chacun et chacune peut s’identifier.
Qu’est-ce qui vous a menée à avoir recours au fantastique pour parler d’un sujet intime ?
L’histoire commence avec l’enfance. Ce moment de la vie étant largement peuplé de contes et de choses fantastiques, l’image du loup est venue à moi assez spontanément. J’ai choisi de retourner en enfance avec toutes les peurs, parfois irrationnelles, qui nous traversent à cette période et qui nous amènent à jouer avec l’imaginaire. En abordant la façon dont on perçoit sa mère lorsqu’on est enfant, à ce qui nous lie à notre propre mère et celle qu’on est aussi devenue, j’ai voulu questionner la façon dont parfois on peut s’arranger avec notre propre réalité pour la rendre supportable.
Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
J’ai beaucoup lu sur le loup : des travaux d’éthologie, de biologie, de philosophie, et je me suis renseignée aussi sur les loups-garous, notamment avec les travaux du médiéviste Claude Lecouteux, que je cite très largement tout au long du livre. J’ai compris en le lisant que la lycanthropie n’était pas une transformation, comme on le pense dans l’imaginaire collectif contemporain. Dans les légendes anciennes du moyen-âge, il est davantage question d’un dédoublement. À côté du corps qui dort, le corps dédoublé va vivre sa vie et va ensuite réintégrer le corps initial.
« Quand les enfants ne comprennent pas les drames qui les entourent, ils sont obligés d’inventer une réalité pour mettre un mot sur la violence vécue »
J’ai trouvé cette dimension bien plus inspirante que la seule métamorphose, et c’est là que j’ai pu intégrer la violence métaphorique des femmes. Cet aspect n’a pas été abordé frontalement par Lecouteux. Mais, en le lisant, je voyais bien qu’il y avait des différences de traitement, de sentence, dans ces légendes, selon qu’elles concernent un loup-garou ou une louve-garou.
En découvrant le secret de sa mère, la narratrice va être amenée à mieux la comprendre. L’enfant tente de soigner la mère, les rôles semblent inversés. Est-ce une façon de pardonner à sa mère ?
Tous les enfants tentent de soigner leur mère malgré eux, et je crois que tous les enfants pardonnent à leurs parents en se racontant des histoires. C’est le sujet du livre. J’ai voulu montrer comment, quand les enfants ne comprennent pas les drames qui les entourent, ils sont obligés d’inventer une réalité pour mettre un mot sur la violence vécue. Cela reste valable une fois adulte. Dans le roman, la narratrice n’a pas eu d’autre choix que d’endosser ce rôle inversé. Elle finit par pardonner à sa mère, mais elle le fait pour elle-même, dans le but de préserver leur relation.
Dans vos livres, les dialogues sont particulièrement vivants. Le texte passe d’un vocabulaire recherché à des phrases plus orales, parfois triviales, parfois drôles. Pourquoi ce mélange de tons ?
Je connais et j’aime l’oralité, je suis interprète de formation, j’ai traduit des gens pendant 15 ans. Dans mes lectures, je suis attentive à la façon dont les dialogues sont retranscrits, que ce soit dans les romans ou même dans les films. J’adore les incursions du réel dans des moments où il y a plus d’envolées. Quand j’écris les dialogues, je les prononce à voix haute. Je place souvent une phrase de dialogue dans une discussion pour voir si ça marche. A l’inverse, quand j’entends au cours d’une conversation quelque chose de spontané que j’aime bien, je le note tout de suite.
À la fin de votre livre, il est question à plusieurs reprises de « L’Autre ». Est-ce une référence à la psychanalyse ?
Dans cette réflexion sur l’Autre et le dédoublement, j’ai forcément été marquée par les classiques du genre et par les œuvres où l’imaginaire finit par submerger la raison. Cependant, ici, il ne s’agit pas d’une folie, mais d’un refus conscient du réel pour un autre réel, et j’ai travaillé le texte et la montée en tension pour que le lecteur y adhère progressivement, lui aussi.
Comment aimeriez-vous que soit reçu ce livre ?
Comme un livre très sérieux sur les loups-garous qui peut se lire littéralement ou symboliquement. Ce n’est pas une histoire légère, même si je joue avec l’imaginaire.