De la neige comme ça, ce n'est pas rien. Ça vous a rapidement un petit côté Montana, Nebraska, Canada. Enfin, tout sauf ça. Tout sauf ce coin ignoré de Belgique, cette Wallonie oubliée. On appelle ça les Hautes Fagnes. Des bois, des landes, des bourgs désertés de la grâce, des lumières pâles sur fond de hangars agricoles et de temps en temps un troquet qui rêve d'ailleurs, de l'ouest, de l'autre côté du monde, d'horizons chimériques. Bref, pour Sully, c'est pas l'Amérique. Il neige et il voudrait bien ne pas en rester là. Ce jeune inspecteur vétérinaire, à la vie aussi floue que le paysage qui l'entoure, a été appelé là pour mener une enquête, un contrôle au moins, sur une exploitation avicole dont il se murmure que l'élevage industriel qui s'y pratique pourrait s'exempter de respecter scrupuleusement règles et lois... Sa mission se trouve retardée par la tempête de neige qui noie le pays. Alors, en attendant, il ratiocine, il divague et fait la connaissance de Paul, propriétaire du « Pappy's », un « diner » où il trouve refuge, un curieux personnage, mélange de force et de délicatesse, qui lit Whitman tout en se consacrant aux diverses façons d'accommoder le poulet en cuisine. Au « Pappy's », il y a aussi Molly (qui bien entendu, dans la vie civile, se nomme Léa), la serveuse, une mère célibataire ayant perdu un enfant et qui « flotte dans le vide, ni jeune, ni vieille - le vertige des deux côtés de la vie ». Molly qui ne se laissera pas oublier.

Ce no man's land, traversé de défaites intimes et de poulets en batterie, c'est Deux kilos deux, premier roman de Gil Bartholeyns, enseignant d'histoire à l'université de Lille. Deux kilos deux, c'est aussi le poids en deçà duquel un poulet n'est plus considéré comme comestible. Tout l'équilibre, remarquable, du livre réside là : c'est un roman tout à la fois militant sur la cause animale et les excès de l'élevage intensif, mais porté par un véritable souci d'écriture, un sens des ambiances, des climats, des paysages, des solitudes égarées. Ce « western » nordiste s'élève dans ses plus beaux moments à des hauteurs presque métaphysiques. On y retrouve l'humanité traversée d'épiphanies du quotidien, du cinéma des frères Dardenne (dont Bartholeyns fut un temps l'élève). Le réel aussi, parfois, c'est tout un art.