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Shanghai 99 : la Bourse ou la vie

Shanghai, septembre 2011. - Photo FABRICE PIAULT

Shanghai 99 : la Bourse ou la vie

Alors qu'un nombre croissant d'« ateliers » d'édition privés sont la cible d'investissements capitalistiques des grands groupes publics chinois, Huang Yuhai, le fondateur en 2004 de Shanghai 99 juge une entrée en Bourse vitale pour garantir son indépendance. La trajectoire de cet « atelier » renommé illustre les transformations comme les limites de l'édition en Chine.

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Par Fabrice Piault
Créé le 29.05.2015 à 15h03 ,
Mis à jour le 12.10.2015 à 17h06

Comptoir d'accueil avec exposition des nouveaux titres, bureaux organisés en open space débordant de livres et de dossiers... Au 13e des 29 étages d'une tour récente dans un quartier dynamique de Shanghai, les locaux de Shanghai 99 ressemblent à ceux de beaucoup de maisons d'édition modernes de New York, Paris, Milan, Amsterdam ou Londres. Certes, cette "entreprise d'édition à capitaux privés", selon la terminologie en vigueur en Chine populaire, qui rassemble un club de livres, une librairie en ligne (99read.com) et une maison d'édition, désormais la plus profitable, évolue sur un marché encore contraint. En Chine, seules les entreprises contrôlées par l'Etat ont accès aux numéros d'ISBN, et donc à la liberté de publier. Les "ateliers culturels" qui, tel Shanghai 99, ont émergé dans le pays à partir du début des années 2000, d'abord en marge de la légalité en profitant des "trous" de la législation, puis en étant tolérés par le pouvoir central, doivent passer par des coéditions avec des maisons publiques, soit dans le cadre de partenariats éditoriaux, soit en leur achetant des numéros d'ISBN. Mais le P-DG et fondateur de Shanghai 99, Huang Yuhai, a toujours été convaincu de l'inéluctabilité de la libéralisation de l'édition, même s'il reconnaissait, en 2006 dans Livres Hebdo, avoir pris "un risque politique" (1).

"Nos objectifs restent de produire des livres de qualité, renforcer notre position sur le marché chinois, être reconnus au niveau international. Mais nous souhaitons aussi, d'ici à deux ans, aller sur le marché boursier." HUANG YUHAI, P-DG DE SHANGHAI 99- Photo FABRICE PIAULT

La société qu'il a créée en 2004, après être d'abord passé par l'édition publique et par Bertelsmann China, compte aujourd'hui 150 salariés, dont 80 à l'entrepôt installé en périphérie de Shanghai pour alimenter les activités de club et de librairie en ligne. Elle s'est rapidement imposée comme le plus important "atelier culturel" privé en littérature générale, et le plus renommé à l'étranger. Elle a notamment publié, parmi les écrivains français, Le Clézio, Modiano, Némirovsky, Sagan, Pennac, Houellebecq ou Nothomb, dont les ventes peuvent atteindre 15 000 à 40 000 exemplaires. "C'est difficile de faire un best-seller en littérature française, mais nous sommes très patients", indique Peng Lung, directeur éditorial adjoint, qui, présent dans l'entreprise depuis sa fondation, suit particulièrement les titres d'origine américaine, française, espagnole et italienne. Surtout, Shanghai 99 concentre une part non négligeable des meilleures ventes de livres en Chine avec Dan Brown, Agatha Christie, Stephen King, Stieg Larsson ou encore Le seigneur des anneaux, de Tolkien. Plusieurs de ses éditeurs se rendent chaque année à la Foire de Francfort, où il a organisé pour la première fois il y a trois ans, au fameux Frankfurter Hof, une réception à l'intention de ses partenaires étrangers, une initiative qu'il a prévu de renouveler cette année dans un autre palace de la ville.

"C'est difficile de faire un best-seller en littérature française, mais nous sommes très patients." PENG LUN, SHANGHAI 99- Photo FABRICE PIAULT

A la limite de la légalité

Aujourd'hui, la part de l'édition dans le chiffre d'affaires de 400 millions de yuans (46 millions d'euros) de Shanghai 99 ne cesse de progresser. Surtout, elle assure un résultat appréciable de 23 millions de yuans (2,6 millions d'euros) quand les autres branches de la société sont déficitaires au point de réduire le bénéfice net global à 6 millions de yuans (690 000 euros). "Nos différentes activités ont commencé en même temps, explique Huang Yuhai. Mais, tandis que notre club a subi depuis une concurrence croissante des librairies en ligne, en plein essor, l'édition a logiquement mis plus de temps à se développer."

Misant d'abord sur la littérature, Shanghai 99 se diversifie aujourd'hui vers le livre pour enfants, "qui explose en Chine", rappelle son P-DG. Elle a commencé cette année avec 4 titres (imagerie, livres à compléter et à colorier) et a acquis les droits d'une cinquantaine d'autres, dont certains auprès de Nathan, indique le directeur éditorial adjoint, Peng Lun. La maison élargit aussi son offre d'essais et de documents. Initialement composé de 5 personnes, le département éditorial en compte aujourd'hui plus de 30, dont 4 à la direction artistique et 4 au marketing. La production d'environ 150 titres par an, dont deux tiers de fiction, doit grimper à 200 l'an prochain. "Nos objectifs restent les mêmes, précise Huang Yuhai : produire des livres de qualité, renforcer notre position sur le marché chinois, être reconnus au niveau international. Mais nous souhaitons aussi, d'ici à deux ans, aller sur le marché boursier, ce qui suppose de faire croître le chiffre d'affaires."

"Il y a sept ans, se souvient le P-DG de Shanghai 99, les "ateliers culturels" étaient à la limite de la légalité. En octobre 2008, tout a changé avec le texte gouvernemental qui mentionne pour la première fois les entreprises privées d'édition, mais leur assigne l'obligation de collaborer avec les maisons d'Etat. Cela a provoqué un essor considérable de la part du privé dans l'édition." Aujourd'hui, même si elles sont publiées sous des ISBN fournis par des éditeurs publics, "80 % des meilleures ventes sont produites par des sociétés d'édition privées, qui illustrent ainsi leur dynamisme, souligne-t-il. Et, autant que l'on puisse en juger par les relations que nous avons avec le gouvernement et les officiels comme par les discours qui sont tenus, le moment où les maisons d'édition privées pourront disposer de leurs propres numéros d'ISBN est de plus en plus proche".

"En attendant, note cependant Huang Yuhai, la situation financière des maisons privées est devenue très difficile. Elles subissent une grosse pression, car leurs capitaux ont été apportés par de simples individus, et non par des fonds d'investissement importants. Il est d'ailleurs frappant de constater que, dans les trois à cinq dernières années, on n'a pas vu vraiment émerger de nouvelles maisons d'édition privées, sans doute à cause du risque financier que cela représente." Cette fragilité financière a permis aux grandes maisons publiques, elles-mêmes en pleine restructuration, de prendre des parts dans des ateliers privés, voire d'en prendre le contrôle. "Leur arrivée au capital apporte de l'argent frais, admet Huang Yuhai, mais il affecte aussi le dynamisme des éditeurs privés."

Pour retrouver une bonne capacité d'investissement, lui-même a été conduit cette année à ouvrir le tour de table de Shanghai 99. S'il conserve 51,5 % des parts, et un auteur ami 12 %, les maisons d'Etat People's Literature et China Arts & Entertainment Group détiennent chacune 5,5 %, tout comme le groupe de librairies Xinhua, de Pékin. Surtout, "le groupe Xinhua Shanghai vient de prendre 20 % des parts, apportant 30 millions de yuans (3,5 millions d'euros)", explique Huang Yuhai. "Nous sommes une exception, précise-t-il, car si nous avons reçu de l'argent de l'Etat, il n'est pas majoritaire. Beaucoup d'éditeurs privés ont perdu le contrôle de leur entreprise au profit de maisons publiques : il y a une tendance à l'absorption."

Stabiliser la trésorerie

Dans ce contexte, le P-DG de Shanghai 99 a hâte de pouvoir introduire sa société en Bourse "pour conserver son indépendance". "C'est sans doute une idée très chinoise, difficile à comprendre à l'étranger, reconnaît-il. Mais pour nous, l'entrée en Bourse apparaît comme le moyen le plus sûr de stabiliser la trésorerie. Nous avons actuellement un capital de 60 millions de yuans (7 millions d'euros) : en Bourse, nous pouvons le multiplier par cinq ou six."

L'important besoin de financement de l'édition privée chinoise s'explique notamment par les dysfonctionnements persistants du marché. "En Chine, l'édition est un secteur passionnant, mais qui donne souvent la migraine, plaisante Huang Yuhai. Le marché du livre reste une jungle avec des développements à plusieurs vitesses et où la concurrence est biaisée. Le point noir, c'est la distribution. Les réseaux de détail ne paient pas et ne renvoient pas non plus les livres. Il faut être très puissant pour réussir à se faire payer et à s'en sortir. Dans ce domaine, les choses n'ont pas beaucoup changé." Du coup, cette année, de manière un peu expérimentale, Shanghai 99 a créé sa propre équipe de vente pour Shanghai et pour la province mitoyenne du Zhejiang, avec 3 représentants. "Cela participe d'une projection dans l'avenir, explique Huang Yuhai. C'est un premier pas vers une plus grande autonomie. Lorsque nous passons par la distribution des maisons d'Etat, nous sommes obligés de vendre nos livres à très bon marché. Là, c'est plus rentable pour nous. De plus, avec des représentants qui vont dans les librairies et y assurent les positions de nos livres, nous pouvons mieux construire la présence de la maison sur le marché."

Le livre numérique est une autre jungle. "Il est devenu une évidence et se développe rapidement en Chine, même s'il n'élimine pas le papier, constate le P-DG de Shanghai 99. Mais je suis très préoccupé par le piratage. Le gouvernement s'intéresse à la protection du droit d'auteur : j'attends beaucoup d'une nouvelle réglementation." En attendant, "nous n'avons encore introduit aucun titre sur le marché numérique, précise-t-il, mais nous acquérons les droits et nous allons commencer à vendre des livres numériques à la fin de cette année ou au début de 2012".

La maison obtient des numéros d'ISBN au travers d'accords de collaboration avec une demi-douzaine de maisons d'Etat différentes, dont People's Literature, Shanghai Literature & Arts (notamment en jeunesse), Shanghai Translation ou encore, pour la non-fiction, Shanghai Sanlian. Mais, "au contraire de beaucoup d'autres, nous n'avons jamais acheté de numéros d'ISBN, assure Huang Yuhai. Nous vendons une partie du tirage avec un gros rabais à notre partenaire public, qui fait son bénéfice sur ses ventes".

A l'international en tout cas, "j'ai l'impression que nous avons une place particulière", se réjouit-il. Il a embauché dès janvier 2008 une acheteuse de droits étrangers européenne et polyglotte, Patrizia van Daalen, installée à Pékin, qui fait beaucoup pour l'image de la maison à l'étranger. "Un cas quasi unique dans l'édition chinoise", souligne celle-ci, qui a seulement croisé un jeune Américain travaillant pour la maison publique Citic Press. Et, chez Shanghai 99, Patrizia van Daalen a été rejointe il y a dix-huit mois par une acheteuse hispanophone, Gloria Masdeu, venue de l'agence Carmen Balces, et cette année par la Franco-Chinoise Chen Feng, chargée du développement du catalogue jeunesse. "Nous publions en chinois et sommes connus pour cela par les éditeurs et les agents étrangers, qui savent que nous nous sommes beaucoup développés et que nous avons encore un potentiel de croissance, se félicite le P-DG Huang Yuhai. Cette année, nous avons accueilli en Chine deux des prix Nobel de littérature dont nous sommes les éditeurs, Mario Vargas Llosa et J.-M. G. Le Clézio. Le nom de Shanghai 99 circule à l'étranger parmi les auteurs que nous publions, et c'est important."

(1) Voir "Les Chinois élargissent la sphère privée", dans LH 656, du 8.9.2006, p. 6-9.

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