On se souvient de cette réplique célèbre d'un film de Woody Allen, « la dernière fois que j'ai pénétré une femme, c'était la statue de la Liberté ». Il n'est pas interdit d'en rire. Il n'est pas interdit non plus d'imaginer que cette abstinence sexuelle, du moins dans le cadre d'un rapport à deux, puisse pour un homme ou une femme être une source de vraie et donc durable souffrance. Souffrance psychologique, sexuelle aussi bien sûr et peut-être plus encore par rapport à ce que Barthes nommait « la doxa », la norme sociale.
Emmanuelle Richard, à qui l'on doit déjà trois romans (La Légèreté, Pour la peau et Désintégration, l'Olivier, 2014, 2016 et 2018) qui l'ont placé sans conteste parmi les meilleurs écrivains de la jeune génération, dans un registre justement plutôt autofictionnel qui ne faisait pas abstraction des corps et de leur marchandisation morale, consacre donc, avec Les corps abstinents, cette fois-ci chez Flammarion, un essai autant qu'un recueil de témoignages autour de cette question. Le lecteur aurait pu craindre un pamphlet, ou que l'auteure s'en tienne au simple constat que dans une société où la représentation sexuelle est désormais omniprésente, cela n'en garantisse en rien son exercice dans la sphère intime ; il n'en est rien. D'abord, grâce à la méthode d'Emmanuelle Richard, qui tout en ayant l'honnêteté d'évoquer à l'occasion son cas personnel, choisie de récolter de nombreux témoignages issus d'hommes comme de femmes et de générations diverses, même si les vingt-quarante ans demeurent majoritaires. La plupart d'entre eux sont bouleversants d'honnêteté, et surtout renversent totalement les stéréotypes que l'on peut se faire sur l'abstinence. « Au cours de cette enquête, une occurrence s'est manifestée : le ras-le-bol général des injonctions, normes de genre, de relation, de comment on est censé vivre et faire le sexe ; des codes classiques de la séduction. De ce que l'on croit que les femmes attendent des hommes, de ce que l'on croit que les hommes attendent des femmes. De ce que l'on imagine de la sexualité surréelle des autres. En somme, de l'ensemble des modèles en cours. Ceci nous fragilise et nous enferme tous », écrit Emmanuelle Richard. De fait, elle nous prouve qu'il peut y avoir une abstinence heureuse ou au moins pleinement assumée, et que les voies du désir et de son accomplissement sont par nature nombreuses. Bien sûr, elle ne cache rien des souffrances que cela peut aussi engendrer, mais sans s'en tenir au strict régime de l'intime. C'est en cela- et en cela seulement- qu'elle rejoint ses livres précédents partant de l'intimité d'une jeune femme d'aujourd'hui pour aller vers une certaine forme d'universalité. On se dit que peut-être de ces pages naîtra un nouveau roman. Et l'on souhaite de tout cœur à Emmanuelle Richard d'être une écrivaine heureuse.
Les corps abstinents
Flammarion
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 19 euros ; 288 p.
ISBN: 9782081504370