Avant-critique Roman

Romain Noël, "La grande conspiration affective. Un thriller théorique" (Seuil)

Romain Noël - Photo © Hermance Triay

Romain Noël, "La grande conspiration affective. Un thriller théorique" (Seuil)

Mêlant récit, autofiction et théorie critique, Romain Noël signe un premier roman inclassable et fascinant.

Parution 11 octobre

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Par Sean Rose
Créé le 07.10.2024 à 09h00

Queeriosité littéraire. « Je dois avouer qu'à un moment donné j'en ai eu marre de la théorie [...]. » En ouvrant La grande conspiration affective, premier roman de Romain Noël, on se dit que ça commence bien : l'incipit promet par cet aveu l'échec même de son projet. Mais qu'est À la recherche du temps perdu sinon la longue procrastination du petit Marcel qui attend le vespéral baiser de maman et qui devient en l'espace de milliers de pages et au fil des années le mûr écrivain ayant transmué tous ses affects en art ? Le narrateur proustien ne va se mettre à écrire le roman qu'il ambitionne d'écrire qu'à la fin du roman qu'on vient de lire. Ici, l'alter ego de Romain Noël qui dit « je » ne cessera, tout en récusant la théorie, de théoriser sur l'incapacité de la théorie à réussir à totaliser la vie. Oublier l'héritage intellectuel qui par le poids de son histoire écrase, ou les avant-gardes qui par leur radicalité assèchent, lâcher toutes ces identités qui brident nos désirs... voilà le vaste programme auquel s'assigne Romain Noël. L'absence de trame romanesque n'empêche nullement un plaisir de lecture s'apparentant même à une forme de suspense, tant on est happé par le dédale de sa construction. Et d'avancer à tâtons et de découvrir avec délice la forme singulière de ce « thriller théorique ». Mêlant autofiction, pensée critique, sorte de quête du Graal et « écologie queer », avec renvois de notes et arborescences ad infinitum, cet objet littéraire non identifié a sa place près de La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski dans la bibliothèque des inclassables. Écrit à la première personne, il nous invite à partager avec le narrateur ses rencontres avec de vrais personnages, ici une artiste contemporaine, là un black block luciférien, croisés dans un vernissage ou au café, et des métapersonnages, héros de fictions inachevées, en simple devenir livresque...

Au début un jeune homme termine son mémoire sur la souffrance animale. Concomitamment, il vit la « catastrophe intime » de la séparation d'avec « l'amour de [s]a vie ». D'une souffrance l'autre ? Ou solidarité avec l'animal dans notre capacité, à nous humains, à ressentir et, partant, à souffrir ? Bienvenue dans le « pathocène », l'ère du retour des sentiments, voire du sentimental, de la mystique de l'amour ! Affect theory, « BDSM Apocalypse », « transpassion »... Les concepts et les références à Barthes, Deleuze, Foucault ou Donna Haraway foisonnent mais ne doivent pas effrayer. Les idées se somatisent en péripéties incarnées et concaténation de larmes. « Si la pensée est, comme je le crois, une aventure, il faut y mettre du corps. » La fiction nous sauvera du nihilisme. Toucher le fond sans fond, c'est comprendre que le néant où l'on s'abîme n'est plus la nuit obscure du désespoir, mais la possibilité d'accueil où se révèle la sublimation par la souffrance. Il n'y a pas d'amour, il n'y en a que les épreuves, qui sont encore l'amour.

Romain Noël
La grande conspiration affective. Un thriller théorique
Seuil
Tirage: 2 200 ex.
Prix: 22 € ; 336 p.
ISBN: 9782021567427

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