Plus de quatre ans après l’ouverture d’une procédure passée par le Conseil constitutionnel et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), le Conseil d’Etat a rendu son arrêt, le 7 juin dernier, à propos du programme de numérisation des livres indisponibles du XXe siècle : il juge illégal de numériser des œuvres sans prévenir individuellement les auteurs concernés, ou leurs ayants droit, mais estime que l’exploitation des ouvrages déjà inclus dans ce programme peut néanmoins continuer. Alors qu’au total plus de 10 millions d’euros ont déjà été investis, ce projet échappe donc au pire, mais son développement est bloqué, dans l’état actuel du droit. Le ministère de la Culture cherche une solution via une évolution de la législation européenne, à la base de la décision rendue.
La numérisation Google
L’affaire remonte au programme de numérisation de masse entrepris par Google en 2004, qui avait provoqué d’intenses polémiques et débats juridiques. Le moteur de recherche est passé à autre chose, mais la France, qui était à la pointe du combat au nom de la défense du droit d’auteur, a en partie repris cette initiative à son compte, avec une louable intention.
Entre les livres du domaine public numérisés par la Bibliothèque nationale de France (BNF) et le catalogue actif des éditeurs, il existe une masse de titres publiés au XXe siècle, donc relativement récents et toujours sous droit d’auteur, mais introuvables en librairie, en général en raison d’une demande insuffisante pour justifier leur exploitation commerciale sous forme imprimée. En revanche, la numérisation de ces ouvrages permet de les rendre à nouveau disponibles à un coût inférieur à celui du papier, mais néanmoins significatif en raison de leur nombre, évalué à 500 000.
Portée par les pouvoirs publics, cette ambition culturelle devait surmonter plusieurs obstacles : la disparition d’une partie des éditeurs, la difficulté, voire l’impossibilité de retrouver certains auteurs ou leurs ayants droit, les questions des éditeurs existants quant au ratio entre frais de remise en marché et recettes pour ces livres, et le droit d’auteur interdisant la reproduction sans autorisation.
En concertation avec le Syndicat national de l’édition et avec des représentants des auteurs, dont la Société des gens de lettres, le ministère de la Culture a élaboré une loi promulguée le 1er mars 2012 créant une exception au droit de reproduction pour ce corpus de livres indisponibles, et publiés avant le 1er janvier 2001. La BNF a été chargée de publier le Registre des livres indisponibles en réédition électronique (ReLIRE, qui a donné son nom au programme). La gestion collective des droits attachés à ces livres a été confiée à la Sofia. Parallèlement, les pouvoirs publics ont cofinancé la numérisation de 100 000 titres en mode image, via le Centre national du livre (7,6 millions d’euros en cinq ans) et le fonds des investissements d’avenir géré par la Caisse des dépôts : une ligne de crédit de 7 millions d’euros, sous forme de prêt participatif, a été réservée à FeniXX, la société d’exploitation créée par le Cercle de la librairie (1), qui l’a dotée de 1,6 million d’euros de capital.
Cette construction s’est heurtée à l’opposition d’auteurs qui ont déposé un recours pour excès de pouvoir contre le décret d’application du 27 février 2013. Bien que certains de recevoir 1 euro minimum de droits sur chaque vente, ou de pouvoir se retirer du programme à tout moment, ces auteurs étaient notamment irrités de découvrir qu’on ne leur demandait pas leur avis au préalable (comme Google). De plus, leurs éditeurs d’origine avaient aussi leur mot à dire et pouvaient prétendre à une rémunération, "alors qu’ils n’avaient pas respecté l’obligation d’exploitation permanente et suivie prévue au contrat", rappelle Sara Doke, qui a formellement porté la procédure, avec Yal Ayerdhal (Marc Soulier, décédé depuis).
Une exception non prévue
La CJUE a considéré que ce programme, en s’abstenant d’informer individuellement chaque ayant droit, avait créé une exception non prévue dans la directive européenne de 2001. Le Conseil d’Etat qui avait sollicité cet avis s’y est rallié. Le ministère pourrait reprendre un décret instaurant cette information individuelle, mais ReLIRE serait alors confronté à un problème de coût et de délai considérables.
Il est donc jugé préférable de tenter de faire amender à Bruxelles le projet de modification de la directive droit d’auteur actuellement en discussion. Son volumineux article 7 prévoit un programme similaire, mais réservé aux bibliothèques et sur une base non commerciale. En attendant, ReLIRE est à l’arrêt, et FeniXX devra se contenter de diffuser les quelque 35 000 livres déjà numérisés en ePub, sur les 164 453 licences accordées. La numérisation de l’ensemble n’est pas interdite et permettrait de développer l’activité. "FeniXX réalise environ 3 500 ventes mensuelles, et chaque développement du catalogue entraîne une hausse des ventes, sur un rythme très régulier", constate Alban Cerisier, secrétaire général de Madrigall et membre du comité de surveillance de la société. Mais il faudrait réengager des frais de numérisation alors que l’issue des négociations européennes est encore incertaine.
(1) Le Cercle de la librairie est la maison mère d’Electre, société gestionnaire de la base bibliographique electre.com et de Livres Hebdo.