Il avait un visage poupin, les yeux éternellement souriants. Sa voix, reconnaissable entre mille, tenait plutôt du murmure. Comme si l’enfant en lui cherchait toujours à se faire entendre. Elle trouve son apogée dans la beauté de son écriture. Celle-ci n’a jamais pu réparer sa blessure initiale, mais elle reflète son appétit de la vie. "Chacun a ses petits combats", écrit l’auteur décédé le 4 janvier. Le sien n’est pas négligeable, comme en témoigne son autobiographie Histoire d’une vie (L’Olivier, 2004), prix Médicis étranger.
Né à Czernowitz (en Bucovine), en 1932, son enfance est brisée par la guerre. Alors que sa mère disparaît sous ses yeux, son père et lui sont déportés dans un camp. Aharon parvient à s’évader dans la forêt environnante. Il trouve refuge auprès de brigands ou de prostituées, qui ont notamment alimenté La chambre de Mariana (L’Olivier, 2008). Loin d’être l’écrivain de la Shoah, il est celui de la survie, de l’exil, de l’inconsolable ou de l’inattendu L’amour, soudain (L’Olivier, 2004). L’orphelin n’a jamais cessé d’espérer le retour de ses parents. Son "premier ami était une feuille de papier, sur laquelle je pouvais noter leurs noms. Ainsi, ils redevenaient réels."
Ces figures se retrouvent dans ce roman, fidèlement traduit par Valérie Zenatti. Il suit les pas de Theo, tout juste libéré de l’enfer concentrationnaire. Déterminé, il n’a qu’un désir : rentrer chez lui pour retrouver les siens. "Tout son être était concentré dans la volonté d’avancer." Aussi prend-il la route d’un espoir possible. Chaque mètre parcouru le ramène à ses souvenirs. Ceux de sa mère, Yetty, à laquelle il voue un amour sans faille. Cette femme inclassable, à l’humour instable, "avait de nombreux visages". Dont celui du papillon, se brûlant les ailes.
Le père de Theo faisait preuve de moins de zèle. Ce libraire, à la grande discrétion, méritait-il moins d’attention ? On juge ses parents, mais les connaît-on vraiment ? "Le camp nous a tous changés. A présent nous avons une autre compréhension des choses", affirme le héros. Ce constat s’affine lorsqu’il croise Madeleine. Tout comme Theo, elle a survécu au pire. Ils se comprennent à demi-mot. Elle incarne brusquement la lumière, mais "son corps est une plaie géante". Theo doit la sauver, tout en respectant sa mission première, retrouver ses parents. D’autres âmes errantes inondent les sentiers d’Europe centrale. Elles aussi ont connu la géhenne, pourtant elles se consacrent entièrement à la solidarité. Offrir un café ou un sourire afin d’apaiser l’horreur. A travers eux, Aharon Appelfeld réinvente un monde d’une grande humanité. Le titre du roman pointe la lucidité d’un homme mûr. Lui qui a toujours été tourné vers le passé entend célébrer un avenir plus juste. L’un des plus grands écrivains israéliens s’est éteint, mais ses écrits lumineux demeurent. Il soutenait que le rôle de l’écrivain "est d’essayer de comprendre l’humanité. Comme ça restera un éternel mystère, je m’efforce de décrire nos joies et nos misères." Kerenn Elkaïm