Franchir la ligne rouge. Parce que Sadie Smith porte des t-shirts usés et transparents, et que ses implants tiennent à peine dans son bikini blanc, les hommes pensent voir clair dans son jeu. Parce qu'elle « incarne tout simplement ce que les femmes blanches sont censées être », on ne se méfie pas d'elle. Sadie Smith est pourtant du genre à réserver une chambre avec vue sur les allées et venues d'une vallée entière, qu'elle surveille avec des jumelles militaires haute technologie à vision nocturne.

Rachel Kushner n'a pas d'égal pour planter des héroïnes en marge. Dans Les lance-flammes (Stock, 2015), le lecteur suivait Reno, passionnée de moto, de vitesse et de photographie, du New York de la fin des années 1970 à l'Italie des années de plomb. Dans Le Mars Club (Stock, prix Médicis étranger 2018), il rencontrait Romy, ancienne strip-teaseuse emprisonnée pour avoir tué son harceleur. Sadie est d'une autre trempe encore. Ancienne élève en rhétorique à Berkeley, elle officie un temps pour le FBI avant d'agir pour le compte de mystérieux contacts, qui lui demandent d'infiltrer un collectif anarchiste implanté en Guyenne, collectif que les autorités françaises entendent bien démanteler. Pour ce faire, Sadie doit inciter ces activistes à plus de radicalité, voire à commettre un acte terroriste.

Dans son viseur, deux personnalités : Pascal Balmy, riche Parisien propriétaire du Moulin, où la communauté est implantée, et Bruno Lacombe, son mentor. Un temps proche de Guy Debord, Lacombe est persuadé que l'humanité ne pourra s'émanciper des maux de la vie moderne qu'en se tournant vers le passé. Déplorant que « ce satané Homo sapiens, petite brute interglaciaire qui a façonné le monde dans lequel nous sommes coincés, » ait supplanté les Néandertaliens, Lacombe passe de longs moments seul dans une grotte, où il mature sa pensée. « Se pencher sur le passé, fouiller la terre et explorer l'ADN pourrait nous aider à comprendre où aurait pu nous mener l'occupation de la planète. À l'heure actuelle, disait-il, nous nous dirigeons tout droit vers l'extinction à bord d'une rutilante voiture sans conducteur, et la question est de savoir comment sortir de ce véhicule. » Peu à peu, Sadie se lie d'amitié avec les membres de la communauté, et il est troublant, pour le lecteur informé de son double jeu, de l'écouter parler avec tant d'ardeur de révolte sociale alors qu'elle ne sert que ses intérêts. Mais la jeune femme se retrouve bientôt prise au piège des théories de Lacombe, qui la séduisent, et des demandes de plus en plus pressantes de ses commanditaires.

Si Rachel Kushner ancre son récit dans la campagne française, ce n'est pas pour brosser des paysages de carte postale à la Emily in Paris, mais pour évoquer, comme dans ses précédents livres, les marges et ceux qui y gravitent, entre soulèvements écologistes et projets de construction de mégabassines. À l'instar du Mars Club et des Lance-flammes, Le lac de la création, roman à l'humour noir, fascine de par le charisme et la complexité de son héroïne, mercenaire sans scrupule à travers le regard de laquelle on observe les mécanismes de la radicalisation et de l'endoctrinement. « La vérité d'une personne, sous toutes les couches, les apparences et les significations des groupes et des types, la vérité silencieuse sous le bruit des opinions et des "croyances" est une substance pure, obstinée et cohérente, comprend Sadie. C'est du sel blanc et dur. » Exactement le goût que laisse ce roman une fois refermé.