Contre le vent des modes et les marées des tendances, Linda Lê tient bon. Elle dit non, non à l'écriture sans écriture, à l'informe, au débraillé. Pour l'auteure des Evangiles du crime (Julliard, 1992 ; repris chez Christian Bourgois, 2007), la littérature ne saurait être fond >sans forme, car la littérature, c'est avant tout l'expression d'une voix qui ne s'incarne pas autrement que par un style. Un style qui depuis une quinzaine de livres n'a cessé de s'affirmer. Outre les classiques, notamment Victor Hugo et Balzac, qu'elle affectionne depuis l'école au Viêt Nam, pays où elle est née en 1963, des auteurs comme Ingeborg Bachmann, Kawabata, Dürrenmatt, Bohumil Hrabal ou Marina Tsvetaeva ont fait l'objet de préfaces réunies dans un recueil, Tu écriras sur le bonheur, paru dans la collection "Perspectives critiques" (Puf, 1999) ; elle a également établi l'édition du volume d'oeuvres du "Gorki des Balkans", l'écrivain roumain de langue française Panaït Istrati (1884-1935), aux éditions Phébus (2005-2006).
Dans son dernier roman, Lame de fond, Linda Lê poursuit sa résistance d'incurable idéaliste. Linda Lê est sans doute la dernière des platoniciennes : le Beau, le Vrai, le Juste ne sont pas pour elle de vains mots. Aux thèmes qui lui sont chers : l'amour, la mort, le combat entre les idées et le réel, la condition d'étranger aussi bien géographique qu'existentielle, s'ajoutent une réflexion sur la langue maternelle (le vietnamien qu'elle ne pratique plus depuis son arrivée en France à l'âge de 14 ans) et une trame passionnelle ourdie par les fils sulfureux de l'inceste. Mais si l'auteure ne se départit pas de son écriture au cordeau, cette fois elle a su varier. Comme dans In memoriam (Bourgois, 2007), il y a bien une héroïne écorchée vive ; comme dans Les trois Parques (Bourgois, 1997), >le magistral premier volet de sa trilogie vietnamienne, on y a affaire avec un parent qu'on a abandonné. Mais avec Lame de fond, >Linda Lê a voulu un roman polyphonique, un quatuor où trois femmes et un homme jouent leur partition - pas forcément en harmonie. Tout commence de manière déroutante : "Je n'ai jamais été bavard de mon vivant. Maintenant que je suis dans un cercueil, j'ai toute latitude de soliloquer." Van parle du fond de sa tombe du cimetière de Bobigny, il raconte comment sa femme Lou l'a renversé intentionnellement. Plus on progresse dans le livre, plus on pénètre dans la nuit - le texte est construit comme une journée avec ses heures de lumière et de ténèbres. Les voix qui se succèdent sont celle d'Ulma, la maîtresse de Van, Lou, son épouse criminelle, Laure leur fille. Chacun se dévoile, révèle ses blessures, ses regrets. Van est un Vietnamien dans la cinquantaine, un honnête homme à la fois déraciné et ancré dans la littérature et la culture occidentales, correcteur et écrivaillon à la petite semaine et séducteur impénitent. Il regrette amèrement de n'avoir pu faire venir sa mère qui s'est sacrifiée en restant au Viêt Nam après la chute de Saigon. Lou est une prof d'origine bretonne qui a fait sécession avec une mère raciste n'en ayant que pour ses rejetons mâles. Laure, une postadolescente, cancre par rébellion contre un père intello. Ulma, une "babydoll" métisse de père (vietnamien) inconnu et d'une mère hippie absente, plus soucieuse de ses hommes que de sa fille ; l'amante de Van se révèle surtout être non seulement soeur de coeur mais aussi de sang de ce dernier par leur père, un pro-Viêt-cong qui eut une brève liaison avec une Française lors d'un passage à Paris. Difficulté du couple et forfaitures de la vie, le décor est planté, mais la littérature est là qui console et rédime. Ulma, la protagoniste borderline, confesse : "J'avais des pulsions suicidaires. Je leur imposais silence en piochant comme une khâgneuse, en cherchant dans les livres des possibilités d'évasion."