On connaît bien sûr le Spirou de Franquin (1946-1968), et celui qu'ont proposé avec plus ou moins de bonheur ses principaux successeurs, Fournier (1969-1980), Nic et Cauvin (1980-1983), Tome et Janry (1981-2001), Morvan et Munuera (2004-2008), Yoann et Vehlmann (depuis 2010). On a aussi une meilleure perception du rôle charnière de Jijé dans le "profilage" du célèbre groom depuis que Dupuis a réédité en 2010 son mythique album de 1948, Spirou et l'aventure (voir LH 839, du 29.10.2010, p. 63). Mais jusqu'à cette belle édition de Spirou par Rob-Vel, la maison belge avait laissé dans l'ombre le véritable créateur de son héros emblématique.
Il est vrai qu'à sa naissance, il y a soixante-quinze ans, Spirou n'est pas encore tout à fait belge. C'est bien Jean Dupuis qui, à la recherche d'un héros emblématique pour l'hebdomadaire pour enfants qu'il souhaite lancer, décide de son nom, proposé par son fils aîné, Paul, lors d'une réunion familiale en mai 1937, relatent Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault dans leur passionnante introduction à l'intégrale Rob-Vel. Mais pour lui donner vie, l'éditeur préfère, sur les conseils de son autre fils, Charles, faire appel au dessinateur français du Journal de Toto. Ancien assistant de l'Américain Martin Branner, Robert Velter, dit Rob-Vel, 28 ans, a un trait plus moderne et plus frais que celui des dessinateurs de la presse confessionnelle belge de l'époque. Il donne à Spirou sa physionomie et son costume de groom en puisant dans son expérience initiale dans l'hôtellerie de marine - près de 300 traversées Le Havre-New York
Le Spirou de Rob-Vel apparaît avec l'hebdomadaire du même nom le 21 avril 1938, d'abord dans des gags en une planche, puis rapidement dans des histoires longues. Pas encore flanqué de Fantasio, introduit plus tard par Jijé, il est en revanche accompagné dès juin 1939 par le fidèle écureuil Spip, sauvé lors d'une de ses aventures. Et, après une courte phase où son ingénuité domine, il affiche la vivacité et l'intrépidité qui lui donneront l'énergie de franchir les décennies.
Le travail de Rob-Vel est toutefois très vite perturbé par la guerre, pour laquelle il est mobilisé en 1939-1940 avant que la transmission de ses planches ne soit encore compliquée par les problèmes de communication entre Paris et Bruxelles. Bon an mal an, le dessinateur poursuivra les aventures de Spirou jusqu'en septembre 1943, où l'hebdomadaire est interdit par les Allemands. Mais, soucieux d'assurer la pérennité du personnage, Dupuis en a acquis le 1er décembre 1942 les droits auprès de Rob-Vel, lui-même échaudé par les complications de la collaboration. Après les quelque 250 planches du Français, Spirou entamera après la guerre une nouvelle vie.