À quoi ressemble un livre écologique ? Il n'existe pas. « La production d'un livre implique forcément un impact sur l'environnement », pointe Brigitte Michaud, responsable éditoriale de Terre vivante. « Soyons clairs, faire des livres est difficilement une activité 100 % écolo », abonde Melchior Ascaride, directeur artistique des Moutons électriques, qui s'applique à « refuser les techniques de fabrication qui impliquent des matières nocives, comme les aimants, ou qui viennent de trop loin ». Depuis une quinzaine d'années, et la création du collectif des -Éditeurs écolo-compatibles (La Plage, Rue de l'Échiquier, La Salamandre, Plume de carotte, les Éditions de Terran, Pourpenser, le Souffle d'Or et Yves Michel), une poignée d'acteurs et d'actrices se sont retroussé les manches. Dans leur sillage, le monde du livre a accéléré sa prise de conscience écologique. - La création en 2019 de l'Association pour l'écologie du livre a « fait bouger les lignes », estime Benoît Moreau, fondateur d'Ecograf, qui accompagne maisons et imprimeurs dans la définition de leur stratégie environnementale.
Après les déclarations d'intention (lire LH Le Magazine no 15, décembre 2021), de nombreuses initiatives fleurissent. Mais se plonger dans l'écoresponsabilité, c'est entrer dans un univers foisonnant d'expérimentations. Et surtout d'interrogations qui restent parfois en attente de réponse.
Vert l'horizon
« L'écologie matérielle est très documentée, mais reste obscure pour les pros », déclare Marion Cazy, chargée de projets écologie du livre et événementiel au sein de Normandie Livre & Lecture. Avec ses consœurs Mélanie Cronier, chargée de mission écologie du livre et de la lecture chez Mobilis (Pays de la Loire) et Alice Cornu, chargée de mission économie du livre à Auvergne-Rhône-Alpes Livre et Lecture, elle a lancé en début d'année le cycle de webinaires « L'écologie du livre en régions » en associant les autres agences régionales, la Fédération interrégionale du livre et de la lecture et l'Association pour l'écologie du livre. L'objectif : « Centraliser les ressources et partager les expériences autour de l'écologie symbolique, matérielle et sociale pour ne pas devoir toujours recommencer à zéro », expliquent-elles. D'autant qu'un certain nombre d'entreprises ont déjà ouvert la voie.
C'est le cas d'Ulmer, qui a « entamé une révolution il y a sept ans dans [ses] pratiques », explique son directeur artistique Guillaume Duprat. La maison a par exemple rapatrié une partie de sa production chez l'imprimerie Pollina en France, raisonné ses tirages, et lancé la collection « Résiliences », intégralement imprimée sur du papier recyclé, sans pelliculage et avec une compensation carbone via ClimatePartner. « C'est la collection avec laquelle nous sommes allés le plus loin, mais utiliser du papier recyclé n'est pas possible pour tous les projets à cause du surcoût important », nuance Anthony Gachet, responsable administratif et commercial d'Ulmer. Même démarche à La Plage. La maison a recours à des papiers « labellisés et européens qui sont recyclés ou issus de forêts écogérées », explique sa directrice éditoriale Céline Le Lamer. Elle veille aussi à optimiser les formats pour limiter la gâche et à fixer les tirages en fonction de la prospection commerciale. Le tout avec une impression 100 % française. Autant de pratiques dont La Plage partage l'expérimentation avec le groupe Hachette, dont la maison fait partie. Poussant plus loin, Céline Le Lamer réfléchit à la possibilité d'opter pour un transport plus vert.
Après une prise de conscience en 2021, Céline Pévrier, fondatrice de la maison d'édition sun/sun, a quant à elle décidé de faire appel à L'Atelier papetier (voir p. 38), qui « fabrique du papier artisanal 100 % fait main à 30 km de chez [elle] », notamment pour la couverture de Dysnomia d'Alexandre Dupeyron, publié l'année suivante. « À l'œil et au toucher, il se passe quelque chose », estime l'éditrice qui réitère l'expérience en octobre avec Le bruissement entre les murs de Clara Chichin et Sabatina Leccia. « La couverture sera teinte avec des pigments naturels et, pour certains exemplaires, piquetée à la main par une brodeuse », explique-t-elle.
There are some alternatives
Comme les fondateurs de L'Atelier papetier, Céline Pévrier croit aux projets de « livres hybrides ». « Nous faisons des tests pour que l'imprimeur avec lequel je travaille en Espagne puisse récupérer les feuilles fabriquées à la main, les intégrer et les relier industriellement avec ce qui aura été imprimé chez lui en offset », précise-t-elle. En plus d'une fabrication plus écoresponsable et d'une politique « zéro pilon », Sandrine Roudaut, cofondatrice de la Mer salée, a aussi cheminé pour trouver le bon équilibre. « Nous avons par exemple enlevé le pelliculage car il est issu de produits pétroliers, mais nos couvertures cartonnées étaient plus fragiles, entraînant plus de retours. On a changé totalement de papier de couverture avec du Fedrigoni teinté dans la masse sans pelliculage. Je pense que c'est la meilleure option. »
Secteur « gourmand en eau et en électricité », le papier cherche d'autres solutions, telles qu'une production « avec des dérivés organiques comme des écorces d'orange », pointe Claire Dupont de Dupont Agencies. Collaborant avec elle, notamment pour fabriquer les titres de Diane de Selliers, Laurent Pinon de l'agence Prototype évoque de son côté l'invention de Valentyn Freshka, « un ingénieur ukrainien qui a créé un procédé pour produire du papier recyclé à partir de feuilles mortes ».
De manière plus globale, « on est sortis des discussions autour du papier certifié, du recyclage ou du pilon pour parler de mesures transformationnelles », observe Fanny Valembois, cofondatrice du Bureau des acclimatations, pilote du secteur Livre et édition au Shift Project et pilote du projet de recherche « Décarboner le livre et l'édition », en partenariat avec l'université Grenoble-Alpes. « Les pros sont moins dans des mesures d'ajustement mais optent davantage pour une vision systémique sur le besoin de transformation globale et profonde », poursuit-elle.
C'est par exemple le cas de l'imprimerie suisse Vögeli, première au monde à avoir obtenu la certification cradle to cradle gold en 2019 après avoir « économisé tout ce qui était possible en matière d'énergie », explique son ingénieure en environnement Julia Beyer. Cette certification « amène de la transparence. Elle permet de connaître la composition d'un produit et d'en changer les composantes pour avoir un produit le plus durable possible, qu'il soit réparable, réutilisable, recyclable ou revalorisable ». Deux seuils existent : le gold et le silver. Dans le premier cas, « 100 % des substances utilisées ne sont pas problématiques mais bénéfiques pour l'environnement ou d'origine naturelle, continue Julia Beyer, pointant que cette certification va plus loin que les seuils maximaux fixés par la législation ».
Collaboration
Parmi les clients de Benoît Moreau, des maisons souhaitent désormais « définir une stratégie d'achat de papier par rapport à leur empreinte carbone, estimer l'empreinte d'une impression en Europe ou encore faire le bilan des émissions de l'ensemble des activités d'un groupe ». Une maison va même plus loin. « Un client veut calculer l'empreinte carbone de ses livres pour savoir si une collection avec un fort impact environnemental vaut le coup d'être maintenue. » Ce propos entre en résonance avec ceux de Camille Poulain, cofondatrice de l'atelier de fabrication Lichen. « L'économie circulaire repose sur le principe des 3R : réduire, réutiliser, recycler. Cela suppose de savoir refuser et d'arrêter la surproduction. Si personne n'achète le livre le plus éco-conçu du monde, celui-ci a été fait pour rien », explique-t-elle. « Le meilleur produit en matière d'écologie du livre est un ouvrage qui est lu », abonde Benoît Moreau.
La fabrication reste souvent la partie émergée de l'iceberg, la problématique touchant tous les maillons de la chaîne, comme le souligne le plan de soutien à la transition écologique sur quatre ans adopté par le Centre national du livre en mars dernier ou le programme de « L'écologie en régions ». Librairies et bibliothèques ont aussi leur rôle à jouer (lire par ailleurs). Tout comme les manifestations, dont la principale source d'émissions de gaz à effet de serre provient des « déplacements des visiteurs », fait valoir Fanny Valembois. Et ce, devant « l'alimentation sur place et les espaces de librairies qui génèrent énormément de retours ou de pilon », continue-t-elle.
Face à l'urgence écologique, l'ensemble des personnes interrogées sont formelles : « La solution ne peut être que collective », résume Benoît Moreau. Si l'engagement des professionnels, les carences en matières premières ou encore le cadre légal poussent les acteurs du secteur à se transformer sur certains points, la « révolution écologique » de la filière n'a pas encore eu lieu. Jouissant de son capital symbolique, le livre reste par exemple largement exempté de contribution au dispositif de la responsabilité élargie des producteurs (REP), qui fait peser sur le producteur le coût de la gestion de la fin de vie de ses produits. À défaut de contrainte législative, il appartient au monde du livre d'établir un véritable dialogue interprofessionnel pour se transformer durablement. C. L. & S. L.