Bernard Pivot, le président de l’académie Goncourt, aura eu beau s’en défendre, jeudi 3 novembre devant les caméras et les micros qui lui étaient tendus chez Drouant - "en douze ans, c’est Actes Sud qui a eu le prix le plus souvent" -, c’est bien au sein d’un carré final "Galligrasseuil" que les dix jurés du plus prestigieux prix littéraire français ont choisi leur lauréat cette année. Tandis que dans le salon à leur nom, les Goncourt couronnaient finalement la journaliste franco-marocaine Leïla Slimani pour son deuxième roman, Chanson douce (Gallimard), ainsi que l’avaient prévu la plupart des 14 critiques littéraires interrogés par Livres Hebdo (1), leurs confrères du Renaudot, à un couloir de là, décernaient leur récompense à "l’œuvre de Yasmina Reza autant qu’à son livre", Babylone (Flammarion), selon les mots du président Patrick Besson, entérinant ce jour-là la victoire du groupe Madrigall.
Une semaine plus tôt, le 27 octobre, les immortels de l’Académie française avaient choisi de donner leur grand prix du Roman à l’ultra-favorite Adélaïde de Clermont-Tonnerre, plus gros tirage de la rentrée littéraire Grasset avec Le dernier des nôtres, avant que les équipes du Seuil ne se pressent le 2 novembre à 13 h dans les escaliers encombrés du restaurant La Méditerranée pour le doublé Médicis/Médicis essai, les deux prix étant respectivement attribués à Ivan Jablonka (Laëtitia ou La fin des hommes) et à Jacques Henric (Boxe).
Les favoris récompensés
Dans une saison 2016 des prix consacrant le retour au sommet des maisons d’édition historiques, qui s’est achevée par le repêchage au prix Décembre de Comment Baptiste est mort d’Alain Blottière, paru dans la plus grande discrétion en avril chez Gallimard, et l’adoubement de Serge Joncour (Repose-toi sur moi, Flammarion) par les journalistes de l’Interallié, le pas de côté sera venu, une fois encore, des dames du Femina. Emmenées par leur présidente Mona Ozouf, elles ont opté pour Le garçon de Marcus Malte (Zulma), avouant aussi bien leur méconnaissance de l’œuvre de l’auteur ("nous pensions au départ que c’était un premier roman !") que leur plaisir de donner leur prix à une "maison indépendante". En préférant attribuer le Femina étranger au Libano-Américain Rabih Alameddine (Les vies de papier, Les Escales) plutôt qu’à l’Irlandaise Edna O’Brien (Sabine Wespieser), pressentie pour le prix, les dix jurées étaient également les seules à démentir tous les pronostics. D’Ivan Jablonka à Leïla Slimani, sélectionnés initialement dans quatre des sept grands prix d’automne, sans oublier Yasmina Reza et Serge Joncour, deux poids lourds de la rentrée Flammarion, qui voient aussi sacrer l’ensemble de leur carrière, la plupart des favoris de la compétition repartent cette année avec une médaille et la promesse d’une augmentation considérable de leurs ventes.
Car c’est aussi l’un des enseignements de ce cru 2016 : échaudés, peut-être, par les ventes moyennes de certains lauréats des années précédentes, de l’exigeant Boussole de Mathias Enard (Actes Sud), Goncourt 2015 qui ne s’est vendu qu’à 245 000 exemplaires selon GFK, à l’échec commercial de Naissance de Yann Moix (Grasset), Renaudot 2013 de 1 100 pages ne dépassant pas 40 000 ventes, les jurés ont cherché un équilibre entre des livres déjà populaires en librairie mais ne déshonorant pas leur palmarès.
Protéger la librairie
Porté par un bouche-à-oreille favorable, Chanson douce de Leïla Slimani s’était déjà vendu à 75 000 exemplaires, selon Gallimard, avant de recevoir la récompense la plus prestigieuse de la saison. Réimprimé pour atteindre un tirage de 350 000 exemplaires, soit les ventes moyennes d’un Goncourt, ce conte sombre sur une nounou tueuse d’enfants "à la cruauté proche d’un Simenon", selon Eric-Emmanuel Schmitt, de l’académie Goncourt, a les capacités de séduire largement par un sujet universel et une écriture efficace. Autre succès de la rentrée, l’ouvrage romanesque Le dernier des nôtres et son sous-titre évocateur, Une histoire d’amour interdite au temps où tout était permis, avait atteint 55 000 ventes avant le grand prix du Roman de l’Académie française, 60 000 exemplaires ayant aussitôt été réimprimés par Grasset. Et le public de Yasmina Reza répondait présent avant même le Renaudot, puisque 70 000 ouvrages avaient déjà été livrés par Flammarion, avant une réimpression de 40 000 le 3 novembre.
Georges-Olivier Châteaureynaud, membre du jury et secrétaire du prix Renaudot, le rappelait en octobre dans nos pages : "le système des prix littéraires n’est pas parfait, mais il permet de faire parler des livres […] de protéger le marché et la librairie" (2). Si cette saison, en magasin, les différents lauréats ne tenaient pas leurs promesses, les libraires pourraient toujours compter sur le Goncourt des Lycéens, le plus prescripteur des grands prix d’automne, avec des ventes moyennes de 395 000 exemplaires sur les cinq dernières années selon une étude GFK/Livres Hebdo. Jusqu’au 17 novembre, date de la remise, 14 auteurs issus de la première liste Goncourt (Catherine Cusset et Luc Lang, déjà lauréats du prix, ne peuvent l’avoir une nouvelle fois) retiendront leur souffle. Leurs éditeurs aussi. Ce pourrait être l’occasion de clore en beauté une saison pour certains, de sauver l’honneur pour d’autres. Le primo-romancier Gaël Faye, auteur le plus sélectionné par les jurys pour Petit pays (Grasset), déjà récompensé par le prix Fnac, et Magyd Cherfi, chanteur du groupe Zebda, qui raconte son adolescence de "petit beur des quartiers Nord de Toulouse" dans Ma part de Gaulois (Actes Sud), semblent bien placés pour séduire les lycéens. Dans ce dernier cas, la maison arlésienne, grande absente du palmarès des grands prix d’automne après une flamboyante année 2015, bénéficierait d’un joli lot de consolation.
(1) Voir "Qui aura le Goncourt ?", LH 1103, du 28.10.2016, p. 14-17.
(2) Voir "Prix d’automne, La cuisine des jurés", LH 1100, du 7.10.2016, p. 18-21.