A la parution de La nuit tombée (La Fosse aux ours, 2012, disponible en Points), nous louions le talent aussi frappant que discret d’Antoine Choplin, auteur d’une douzaine de livres brefs dont la moitié ont été publiés par l’éditeur lyonnais La Fosse aux ours. Depuis, ce court texte intense a été largement salué, couronné par le prix Roman France-Télévisions, sortant de l’ombre un auteur chez qui les silences sont aussi chargés que les paroles.
Les quatre nouvelles qui composent Les gouffres observent une fois encore des hommes empêchés, vulnérables, regroupés en petites communautés solidaires, dans un monde déshumanisé qui pourrait aussi bien appartenir au passé qu’au futur. Le premier récit a un ton de prophétie auto-réalisatrice. Les vagabonds beckettiens Prez et Milton rêvent ainsi du jour où ils quitteront leur hangar refuge pour prendre à pied la route du nord en direction de l’océan. Ils traverseront, anticipe l’un d’eux, une ville déserte et butteront sur des gouffres dont on ne voit pas le fond. Dans la deuxième histoire, Wagram, consciencieux employé de "la fabrique", travaille à "l’atelier du Cours des choses " tout en veillant sur un pot de fleurs dans lequel il a planté des graines trouvées chez un brocanteur. Et puis un jour, "une voix neutre annonce dans les haut-parleurs que le cours des choses a été rompu".
Dans les histoires d’Antoine Choplin, les personnages n’échangent pas d’accolade démonstrative. La fraternité, tactile, passe par des gestes infimes : une main qui se pose sur un bras, en haut du dos à la base d’une nuque, des épaules qui se touchent… C’est ainsi qu’on établit une continuité camarade, par points de contact espacés. Que l’on trouve ensemble des planches de salut qui, littéralement, formeront un pont au-dessus d’un gouffre ou un tremplin pour franchir la clôture d’un camp de prisonniers comme dans "La conjecture d’Olga", qui met les mathématiques, chères à cet écrivain de formation scientifique, au cœur du romanesque.
Dans "L’automatophone", un homme pousse un orgue de barbarie dans les rues d’une ville. Son dessein ne se dévoile que peu à peu, par jeu d’hypothèses et toujours partiellement, comme si celui qui raconte avançait en éclaireur mais n’avait qu’une petite longueur d’avance sur celui qui lit. Voilà comment Antoine Choplin nous pose une main réconfortante sur l’épaule. V. R.