C'est un peu l'histoire d'un monstre qui ne cesse de grossir en dévorant la nature environnante, jusqu'à ce que celle-ci finisse par lui imposer ses limites et ses lois. Le ventre de la bête - une mégalopole multicéphale -, grouille et fourmille ; ses entrailles abritent nombre de personnages qui, pour se fabriquer une existence, n'ont d'autre choix que de s'échiner à sauver leur cité d'elle-même et de sa mégalomanie. Dans ce roman mosaïque qui s'étire jusqu'aux années 2070, tout commence à la fin du XIXe siècle, quand un médecin anglais prend son poste dans une mission religieuse installée sur la berge orientale du Chao Phraya : « Il avait aussi soigné les malades dans les bas-fonds où se côtoyaient fumeries d'opium et marchés en plein air, où les marchands couchaient leurs enfants fébriles à côté des monticules de fruits proposés à la vente. La ville s'étendait du fleuve vers l'extérieur, tout comme sa folie. » Sous la plume de l'écrivain voyageur Pitchaya Sudbanthad, Bangkok est une cité quasi organique, dont il saisit admirablement les permanences, restituant ici le silence des temples et la tradition des offrandes aux dieux, évoquant là les effluves de curry aux racines de lotus ou les restes de poulet déposés sur le seuil des habitations pour nourrir et apaiser les spectres, ou encore campant la figure immuable de la petite vendeuse de tickets de loterie.
On croise un musicien de jazz, Clyde « Jambes Folles », qui joue dans le jardin d'une vieille demeure pour satisfaire les esprits invisibles du lieu ; on fait ensuite la connaissance d'une jeune infirmière, Nee, qui soigne les étudiants blessés lors des manifestations sanglantes de 1973 et de 1976, puis celle de Sammy, un photographe qui immortalise les flancs déboisés des montagnes ; des décennies plus tard, on rencontre Woon, qui a œuvré dans des camps accueillant les évacués, suite aux grands chambardements climatiques, et qui travaille à la préservation des objets anciens. Tous ont en commun d'avoir vécu un temps dans une tour de vingt-sept étages, considérée comme maudite. Alors que la pluie ne cesse de tomber, les serpents sont les premiers à rejoindre les hauteurs, s'enroulant autour des antennes... Un jour, la ville sera en partie engloutie. Alors on plongera pour récupérer des bibelots anciens, et les touristes visiteront les musées de la « Venise asiatique », devenus sous-marins, avec un masque et un tuba. On se déplacera dans le temps grâce à la « transfiguration », pour replonger physiquement dans son passé, dans le Bangkok tel qu'on l'a connu aux heures les plus heureuses de sa vie.
Au fil de ce roman étrange et obsessionnel, l'auteur déroule une chronique habile et émouvante du quotidien des habitants d'une ville-monde, naviguant entre les faits historiques et la science-fiction. Sauf qu'ici, le futur n'est pas un pan isolé et décontextualisé de l'Histoire : il s'inscrit dans la continuité, dans les plis des tranches de vies souvent cabossées de personnages qui espèrent avoir laissé leur empreinte dans la cité, qui gagent que « les lieux se souviennent de nous ».
Bangkok déluge Traduit de l'anglais par Bernard Turle
Rivages
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 22,80 € ; 432 p.
ISBN: 9782743653682