« Somme toute, tu n'as jamais rien fait comme les autres. » Gaston Nora parlait peu, mais toujours à bon escient. Il avait vu que son fils cadet n'allait pas suivre l'une des voies tracées entre Simon, « figure montante du mendésisme », Jean, médecin comme son père, et Jacqueline, qui épousa François Furet. Après trois échecs à Normale Sup, Pierre s'oriente vers l'inconnu. Dans cette famille « sortie indemne du chaos », il a vécu l'expérience tragique de l'histoire et éprouvé le besoin de se mettre à jour avec elle en devenant historien de la mémoire.
Il y a une différence fondamentale entre regarder le temps passé et le temps passer. Dans le premier cas, on est un historien, dans l'autre, un « regardeur ». Pierre Nora appartient à la seconde catégorie. Il est celui qui observe, parfois distraitement, quelquefois avec une fausse désinvolture, l'événement, le moment phare, le moment monstre qui s'impose. Il est aussi celui qui prend son temps avec le temps. Les « Lieux de mémoire » appartiennent à cette catégorie de l'ancien qui macère, du vieux qui mature. Du bon vin, il distingue la piquette. Mais jamais il n'est question de jugement moral. Celui qui regarde le temps passer examine d'abord le temps sur lequel il n'a pas d'autre poids que celui de son intuition. « Ce métier, je ne l'ai pas choisi, je l'ai exercé, je m'y suis laissé conduire, par défaut. » Il y a en effet dans cette histoire comme un défaut, aurait dit Fernand Raynaud, un cliquetis, un petit bruit dans le moteur. Pierre Nora a toujours su qu'il avançait au sentiment. C'est cela, le petit bruit. Son livre délicat est rythmé par cette musique intime. La sincérité est là, dans cette façon qui vous fait croire que tout est simple, alors que c'est finalement si peu compliqué. « Je suis aujourd'hui l'un des derniers témoins d'une des époques intellectuelles françaises les plus effervescentes, comme je suis le dernier témoin d'un noyau familial d'un autre âge, mais intéressant et fécond. »
À 89 ans, l'académicien et éditeur dévoile sa Jeunesse avec panache. Sa culture littéraire, son goût de la poésie lui servent de viatique. Il a le sens de la formule lorsqu'il parle de sa mère - « C'est au moment de sa mort que je me suis aperçu qu'elle avait une vie » - ou de son premier grand amour, Marthe, rencontrée grâce à René Char, sa « princesse malgache » qui finit concierge et dont il dit qu'elle « portait sa misère comme une reine ».
Pierre Nora a construit sa thébaïde auprès d'amitiés indéfectibles autour de François Furet, Jacques et Mona Ozouf. Il y est bien. Elle le protège, d'abord sans doute de lui-même. Car cet homme à femmes est un homme à flemme. Il apprécie autant le savoir que le soleil, c'est son côté Camus. Pour le reste, il nous plonge dans une période stimulante dans laquelle il n'a rien fait comme les autres, mais avec les autres. Pas facile pour un historien d'écrire son histoire, parce qu'il la connaît trop bien ou trop peu. « Mon choix d'historien est peut-être une manière de ne pas être dans l'action. » Ou bien agir autrement, pour scruter comment le temps devient mémoire.
Jeunesse
Gallimard
Tirage: 25 000 ex.
Prix: 18 € ; 240 p.
ISBN: 9782072938672