C'est une enquête immense sur ce qui constitue les fondements de notre culture occidentale, au même titre que le tabou de l'inceste révélé par Claude Lévi-Strauss. L'historien et anthropologue américain Thomas Laqueur (université de Californie) s'intéresse aux sépultures, aux modes d'inhumation et plus spécifiquement à la façon dont nous traitons les morts. Nous savons depuis Diogène que le corps est destiné à la putréfaction, mais nous ne voudrions pas, comme le suggérait le philosophe cynique, le laisser dévorer par les chiens comme n'importe quelle carcasse. C'est cette différence fondamentale qui est au cœur de nos sociétés et c'est le but de la recherche de Thomas Laqueur qui examine du XVIIIe siècle à nos jours Le travail des morts.
Le titre peut surprendre, mais on comprend vite que les morts travaillent autant qu'ils nous travaillent. Ils ne nous laissent pas vivre tranquillement et nous ne pourrions vivre sans eux. Les morts sont à la peine car ce sont eux qui entretiennent le lien entre sépulture et culture. « L'histoire du travail des morts est celle de la façon dont ils nous habitent individuellement et collectivement ; de la manière dont nous les imaginons et dont ils donnent du sens à nos vies et structurent l'espace public, la politique et le temps. »
Pour mettre en évidence ce travail des morts qu'il considère comme « le plus grand et mystérieux triomphe de la culture », Thomas Laqueur nous propose de circuler dans un impressionnant massif savant où il interroge les textes philosophiques, littéraires, juridiques et historiques pour comprendre ce rapport aux morts et ce besoin de graver leurs noms. L'usage est assez récent quand on estime que 95 % des milliards de morts depuis les origines de nos sociétés restent inconnus.
L'auteur explique que les tombeaux avec leurs inscriptions possèdent des fonctions de civilisation. Ils perpétuent les souvenirs, génèrent des commémorations et façonnent l'histoire.
Les morts sont bien plus puissants qu'on le pense, surtout quand les vivants se chargent de les faire parler au nom de la nation ou d'une idéologie. Du petit cimetière paroissial aux immenses nécropoles militaires, Thomas Laqueur examine la place des morts, une place essentielle aussi pour comprendre également la littérature.
C'est pourquoi, de plus en plus, nous avons besoin des morts pour donner un sens à nos vies.
« Les morts ne veulent pas tomber dans l'oubli et répugnent à partir, tandis que nous - les vivants - sommes réticents à l'idée de les laisser partir ou de les oublier de peur de les perdre pour de bon. » Pour lui, si on change le système symbolique
morts, on change le monde car ils en sont aussi propriétaires.
Après deux essais sur Eros (La fabrique du sexe, Gallimard, 1992, et Le sexe en solitaire, Gallimard, 2005), il était logique que Thomas Laqueur s'intéressât à Thanatos. Son Travail des morts est colossal tout en demeurant un ouvrage d'orfèvre, car il montre l'importance de l'absence dans nos communautés et chez les individus. Bref, un grand livre.
Le travail des morts : une histoire culturelle des dépouilles mortelles
GALLIMARD
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 35 euros ; 944 p.
ISBN: 978-2-07-0179846-9