La vallée de la mort. « Le monde semble si vaste... pourtant ils ont peur de ce qui les entoure. Comme si la forêt pouvait nous nuire... Emkla, si tu es bon, aide-moi à partir, je me sens à l'étroit. » Sous son masque d'ogre cornu, une jeune femme se prépare à offrir un mouton en rituel à la divinité Emkla, en échange de sa protection contre les créatures des bois. Elle étouffe dans ce village, brimée quotidiennement par un patriarcat rance et secouée d'une envie irrépressible de découvrir le monde. Alors elle prie ce dieu qui s'incarne dans le vol des étourneaux. Une série de calamités va s'abattre sur cette vallée encaissée, et enfin pousser cette jeune adulte à s'émanciper.

Il y a douze ans, Peggy Adam développait dans La Gröcha un drame familial au décor de science-fiction, dans une Suisse frappée par une épidémie. Un album en noir et blanc d'une sensibilité et d'une expressivité rares. La Française, Genevoise d'adoption, flirte à nouveau avec le surnaturel pour dépeindre la quête de liberté d'une femme prisonnière des us et coutumes d'une minuscule communauté de montagne, dont l'isolement entraînera la perte. L'essor de cette effrontée sera douloureux - sa petite sœur se laisse happer par les forces de la nature -, charnel - elle croise littéralement le loup sous les frondaisons - et même morbide. L'autrice égratigne le comportement des hommes envers les femmes, brocarde les religions bâties sur l'ignorance, dénonce la xénophobie qui tue à petit feu.

Il n'y a guère de morale ni même d'espoir dans ce récit en deux parties : l'enfer statique du village qui suffoque, puis le voyage cauchemardesque en forme de fuite à travers une nature où tout semble détraqué. La seule éclaircie viendra, paradoxalement, des aquarelles de Peggy Adam, une technique rare pour elle. Elle joue de la lumière avec malice, offre des contrastes aux tonalités fantastiques entre le soleil écrasant ou la flamme d'une lanterne et le bleu d'une nuit glacée. Et peint avec une puissance tout en nuances les apparitions terrifiantes d'un incendie ou d'une tribu d'hommes-loups. Irrespirable, ce roman graphique peut se voir à la fois comme la métaphore d'une Europe crevant de ses peurs et de sa haine, ou comme un récit d'aventure sombre et sans concession. Fascinant, dans les deux cas.