Le titre du grand œuvre de Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, condense toute la thèse du philosophe : l'existence n'est rien d'autre qu'un vouloir-vivre que seule notre intelligence est capable de représenter et de dépasser. Si, selon lui, cette aptitude à imaginer permet ce dépassement, l'aveugle volonté de perdurer a la main haute et nous floue sans qu'on s'en rende bien compte. Pis, elle nous fait croire que nous sommes libres. On pense faire bouger les pions, alors qu'on est mû par quelque force obscure. La métaphore du jeu comme symbole de nos existences, Paco Cerdà l'a pour ainsi dire filée jusqu'à en ourdir une trame romanesque. Dans Le pion, il met en scène une partie d'échecs qui eut lieu lors du tournoi interzonal de 1962 à Stockholm. L'Espagnol Arturo Pomar et l'Américain Bobby Fischer s'affrontent sur fond de guerre froide. Une partie en soixante-dix-sept coups, qui donnent le nombre des chapitres à cette première fiction de Cerdà. Mais le roman n'est pas si oulipien qu'il n'y paraît. Tel le fou se déplaçant en diagonales, l'auteur trace des lignes de fuite qui progressent et tressent sa réflexion initiale sur notre existentielle condition. Insurgés, révolutionnaires, ultras jusqu'au-boutistes... l'auteur raconte aussi la trajectoire de ceux qui refusent le lot qui leur est échu. On est toujours en 1962. Ces destins sont autant de vies brisées, qui quadrillent l'intrigue de départ. Ainsi nous est-il relaté comment un anarchiste qui ne veut pas déposer les armes, vingt-trois ans après que Franco a déclaré que « la guerre est terminée », est arrêté et fusillé ; comment un phalangiste réfractaire taxant le caudillo de forfaiture pour avoir décrété la fin des hostilités commet un attentat... Le sujet rebelle niant son statut de pion est prêt à désobéir aux ordres, pour défendre son idéal, mourir pour la cause. Traverse ces pages, tel un spectre de l'action radicale, le converti à la Nation of Islam, Malcolm X. Refuser d'être un pion implique que la fin justifie les moyens.
La partie continue. D'un côté, l'excentrique et ambitieux Bobby Fisher, ce gosse de Brooklyn devenu l'emblème de la domination des États-Unis, en passe de s'imposer dans un domaine où les Soviétiques règnent ; de l'autre, Arturo Pomar, un bon petit soldat du franquisme et ancien enfant prodige... De leurs coups d'éclat au duel de Stockholm, on les voit grandir au fil d'un récit en forme de chorégraphie sur l'échiquier. « Arturito », à 12 ans, tient tête au génie des échecs franco-russe Alekhine en ne lui concédant qu'un match nul. Le jeune Bobby quant à lui fait irruption sur la scène états-unienne par son génial stratagème consistant à sacrifier sa reine afin de « capturer successivement un fou, un pion, l'autre fou, une tour, encore deux pions puis l'autre tour »... Jusqu'au dramatique échec et mat.
Paco Cerdà, grâce à ce Pion, et au-delà de la virtuosité de sa composition, nous joue une partition à la fois rigoureuse et sensible, vibrant à cette interrogation inquiète : de quel démiurge joueur sommes-nous la dupe ?
Le pion Traduit de l'espagnol par Marielle Leroy
Editions La Contre-allée
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 23,50 € ; 374 p.
ISBN: 9782376650775