On attribue à H. Lefebvre la formule «  la ville est la projection au sol des rapports sociaux  ». Ne peut-on pas interroger l'espace des bibliothèques à partir de cette grille de lecture ? Est-ce que l'implantation et la structuration de l'espace intérieur de ces équipements ne révèlent pas une relation de supériorité des professionnels (validée par les élus) par rapport aux usagers ? Ces questions surgissent à la découverte du tout récent projet de nouvelle BMVR à Caen (voir site internet et article de livreshebdo.Fr ). Cette ville (en réalité l'établissement relève de l'intercommunalité Caen-la-Mer) s'apprête à bâtir un des plus gros équipements récents du pays. Le choix de l'implantation (par les élus) est celui de la proximité immédiate du centre ville. A l'instar de la plupart des autres BMVR, elles s'installent au cœur des villes. Ce gros investissement (51 millions d'euros) qui a vocation au rayonnement est inscrit moins dans une zone de mobilité que dans un espace résidentiel. Ce choix tranche avec le constat d'une mobilité forte et croissante de la population : un Français d’aujourd’hui parcourt en moyenne 45 km par jour soit 9 fois plus qu’il y a cinquante ans et 2,5 fois plus qu'en 1975 (E. Le Breton, Métro-boulot-dodo, où en sommes-nous ? , 2008). D'après l'INSEE, 36% des ménages étaient équipés de deux voitures en 2006. Cette réalité concerne aussi Caen dont la rocade est régulièrement embouteillée... Les usagers qui sont mobiles par contrainte (renchérissement de l'immobilier urbain) le sont aussi parce qu'ils font par cette pratique l'expérience de leur autonomie. Ce choix d'implantation n'est donc pas tellement en phase avec le mode de vie mobile de nos contemporains. Accessoirement, il desservira en premier lieu les catégories sociales favorisées qui ont les moyens de résider à proximité. Ce choix est donc aussi celui du maintien (du renforcement ?) des inégalités sociales dans la fréquentation des équipements culturels. Ce beau bâtiment (on pourrait interroger le geste architectural) est structuré selon un découpage par pôle. Les quatre branches de sa forme en croix correspond aux quatre domaines documentaires retenus : Sciences et techniques, Littérature, Sciences humaines, Arts. Le savoir et son ordonnancement par les professionnels gouvernent le monde. On part bien des documents et de leur analyse pour décider des espaces. On ne part pas de ce qui pourrait animer le visiteur qui franchira les portes de l'établissement : veut-il travailler ses cours ? Se détendre en lisant la presse ? Emprunter des lectures divertissantes ? Relever sa messagerie électronique ? Voir du monde ? Etc. Plutôt que de se demander comment satisfaire la diversité de ces attentes, on impose à tous les visiteurs cet ordre documentaire qui les réduit à des êtres de savoir là où ils sont (nous sommes) des êtres incertains, sensibles, variés, travailleurs, paresseux, etc. On peut ainsi dès à présent prédire que les étudiants investiront le lieu pour travailler sur place et qu'ils feront «  leur marché  » dans les espaces selon l'ambiance et la place disponible plutôt que selon la thématique comme c'est déjà le cas dans les autres BMVR... On peut aussi redouter que l'offre de livres pratiques (et son lectorat) se trouve noyée au milieu de la production scientifique... Seule évolution notable par rapport à ces prédécesseurs, le bâtiment intègre un premier niveau d'accueil qui n'est pas clairement investit par la logique documentaire ainsi qu'un restaurant au dernier niveau qui devrait offrir un beau point de vue sur l'espace urbain et le canal auprès duquel il est implanté. Ces espaces pourront être le cadre d'une liberté guidée par le souci des usagers... Si le citoyen est (parfois) au cœur des discours, il n'est pas toujours au cœur des choix faits en son nom. C'est encore plus vrai pour les citoyens qui sont éloignés de cet ordre documentaire et de l'ordre social qui le sous-tend. Combien de BMVR reste-t-il à construire ?
15.10 2013

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