Au sortir de l’exposition "Hergé" qui se tient jusqu’au 15 janvier au Grand Palais, Charlotte Gallimard, P-DG de Casterman, et Nick Rodwell, administrateur de Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre du créateur de Tintin, plaisantent en calant l’inauguration d’une exposition à Train World, en Belgique. Si les rapports entre l’éditeur et l’ayant droit ont pu par le passé être houleux, ils en montrent aujourd’hui un visage pacifié. La parution, le 11 janvier, de la première version colorisée de Tintin au pays des soviets, premier album de Tintin datant de 1929, devrait, avec ses projections de vente de 500 000 exemplaires, sceller cet apaisement.
Charlotte Gallimard - La bande dessinée chez Casterman s’est créée grâce à Hergé, avec la publication des Cigares du pharaon en 1934. Aujourd’hui encore, Tintin représente une part majeure de notre activité avec 500 000 albums vendus chaque année en langue française et 230 millions depuis la première édition. Avec Nick Rodwell, nous faisons en sorte que l’œuvre d’Hergé ne s’endorme jamais.
Nick Rodwell - Nous avons le même but. Antoine et Charlotte Gallimard ont compris dès le rachat que cela ne valait pas la peine de se faire la guerre. Moulinsart n’avait pas le sentiment d’être respecté par les précédents propriétaires de Casterman. La maison a été à plusieurs reprises cédée, à Flammarion, puis Rizzoli, puis Gallimard, ce qui est très déstabilisant. Ma femme, qui est l’ayant droit de l’œuvre d’Hergé [en tant qu’ancienne épouse de l’auteur, NDRL], s’était inquiétée de cette reprise dans une lettre signée notamment par François Schuiten et Philippe Geluck. Madrigall a fait ce qu’il fallait et on s’est rapidement rencontré. Rizzoli n’a jamais envoyé personne. J’ai connu la famille Casterman, j’ai connu la famille Flammarion et maintenant je connais la famille Gallimard. C’est rassurant.
Charlotte Gallimard - Notre partenariat est dynamique. Il fonctionne bien.
Nick Rodwell - Nos équipes se connaissent bien. D’ailleurs, douze anciens de Casterman travaillent chez Moulinsart. Dans l’organisation d’une société et sa relation avec l’éditeur, tout est question de système : trouver le bon mode de fonctionnement et s’y tenir pour éviter le chaos absolu.
Charlotte Gallimard - Cette parution sera, nous l’espérons, un grand événement avec une fête de lancement, une campagne marketing, un tirage de 300 000 exemplaires auxquels s’ajoutent 50 000 volumes d’une version luxe avec la couverture d’origine et un dossier explicatif.
Nick Rodwell - En français et en néerlandais simultanément. Nous espérons aussi l’éditer en anglais, uniquement en numérique, avec une traduction que nous avons refaite pour en être les propriétaires.
Charlotte Gallimard - Nous aimerions beaucoup céder les droits à l’Allemagne car son éditeur, Carlsen, va fêter ses 50 ans. Notre objectif est de dynamiser l’univers de Tintin à l’étranger.
Nick Rodwell - Ce n’est pas pour compliquer la vie de Charlotte, mais ce n’est pas si simple ! Si, à l’étranger, certains éditeurs publient de longue date Tintin, ils vont cependant devoir prouver qu’ils comptent mettre le paquet, comme Gallimard Jeunesse avec Harry Potter.
Charlotte Gallimard - Il y a deux ans, Nick m’a montré des essais sur iPad. Tintin est transgénérationnel mais les enfants d’aujourd’hui n’ont pas l’habitude de voir des choses en noir et blanc. Tout est en couleurs dans leur vie.
Nick Rodwell - C’était le seul album qui n’avait pas de couleurs. Comme mon épouse me l’a expliqué, avec cette colorisation, comme celles faites sur les films des années 1930, nous avons ajouté quelque chose en respectant l’œuvre originale.
Nick Rodwell - La question peut se poser. J’ai discuté avec le secrétaire privé d’Hergé et il n’aurait jamais accepté cette colorisation. Nous ne sommes pas allés plus loin dans la discussion car le projet était lancé, mais contactez-le !
Charlotte Gallimard - Je ne pense pas qu’Hergé ait cherché à cacher cet album. D’ailleurs, il était vraiment mécontent du fait que Casterman ne fasse pas l’effort de le republier. Il ne le sera jamais de son vivant. Il faudra attendre 1999 pour une édition à large diffusion. Philippe Goddin le raconte dans Hergé, Tintin et les Soviets, édité cette semaine par Moulinsart.
Nick Rodwell - C’est le plus grand spécialiste.
Nick Rodwell - Les archives ne sont pas publiques. Les autres chercheurs connaissent bien le sujet mais ne sont pas aussi obsédés que Philippe Goddin, ancien secrétaire général de la fondation Hergé, qui est 100 % sur le sujet Hergé. C’est le grand "hergéologue", l’unique.
Nick Rodwell - Il est libre de faire ses recherches où il le souhaite. Notre mission est de protéger et de promouvoir l’œuvre. Les droits nous appartiennent. Ceux qui refusent de nous écouter, nous leur envoyons des avocats. Tout le monde travaille comme ça, de Louis Vuitton aux ayants droit de Picasso ou de Magritte. La seule différence, c’est que nous avons mauvaise réputation.
Charlotte Gallimard - Les chercheurs peuvent écrire ce qu’ils veulent sur Tintin, mais s’ils souhaitent des dessins, ils doivent soumettre une demande à Moulinsart.
Nick Rodwell - Nous essayons de maintenir un niveau. J’essaie de positionner l’œuvre d’Hergé entre la bande dessinée et l’art contemporain.
Nick Rodwell - Il y a un musée Hergé à Louvain-la-Neuve, une fondation qui s’appelle Studio Hergé, une société anonyme Moulinsart ainsi que deux boutiques. Et tout appartient à ma femme Fanny.
Nick Rodwell - J’ai encore vu ma femme ce matin et elle était en bonne forme.
Charlotte Gallimard - C’est drôle, Antoine Gallimard lui a posé la question dernièrement.
Nick Rodwell - Si Tintin au pays des soviets est si important, c’est qu’il s’agit sans doute de la dernière nouveauté avant fin 2053 où les droits tomberont dans le domaine public. Hergé a dit dans un entretien avec Numa Sadoul qu’il ne voulait pas de nouvelles aventures de Tintin. Ce n’est certes pas dans un testament ni dans un document officiel, mais Casterman et Fanny ont toujours respecté ça. Nos projets se concentrent à ce jour sur de nouvelles éditions et des expositions.