Connaissez-vous la "loi Godwin" ? Elle fut énoncée en 1990 par l’avocat américain Mike Godwin à propos du réseau Usenet qui préfigure Internet. "Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1." Autrement dit, plus une conversation se prolonge, plus l’un des intervenants risque de franchir ce point limite au-delà duquel elle prend fin, faute d’argumentation, tant elle devient absurde. Dans les années 1950, le philosophe allemand Leo Strauss appelait cela la reductio ad absurdum.
François De Smet est parti de cette loi Godwin et de l’observation de Strauss pour bâtir cet essai qu’il a tout naturellement intitulé Reductio ad hitlerum. Mais il ne le réduit pas aux palabres sur la Toile, au contraire. Il montre combien nous peinons à sortir au quotidien de cette référence absolue du crime. Les expressions "cela nous rappelle les années sombres", "la bête est revenue" ou "plus jamais ça" suffisent à illustrer son propos. "Si la loi de Godwin se vérifie chaque jour, il en est de même pour son inutilité. Les conversations qui parviennent à rester constructives une fois que la carte "nazie" a été sortie sont pratiquement inexistantes."
Mais alors pourquoi persévérons-nous dans cette impasse ? Parce que nous sommes dans l’impossibilité de penser un autre ennemi aussi abject. Cette mémoire est supposée nous protéger des lendemains funestes. En examinant cette contingence, cet essai est une tentative d’approche du mal dans nos sociétés et de son obsession pour le nazisme.
François De Smet a déjà publié au Cerf une réflexion sur Les droits de l’homme (2001) et sur la nature de l’autorité politique (Le tiers autoritaire, 2011). Mais ce philosophe chercheur au Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité (CIERL) de l’Université libre de Bruxelles, qui fut travailleur social dans la commune de Molenbeek à forte population immigrée, propose ici un ouvrage à destination d’un public plus large. Et surtout, il affirme son originalité par rapport au débat souvent conventionnel sur les origines du mal. Le point Godwin apparaît comme le "fil révélateur d’une modernité en irrévocable déliquescence existentielle". Il sert à éviter l’effet de meute chez les pauvres humains qui aiment la force tout en se haïssant d’aimer cette force. Après avoir lu ce livre, vous regarderez autrement ce qui s’écrit sur la Toile ou dans la presse et ce qui se dit dans les débats politiques ou dans les dîners en ville… L. L.