Si Pascal Bruckner essayiste s'est fait une spécialité de débusquer et pourfendre les idées reçues, Pascal Bruckner romancier n'hésite pas, par le choix de ses sujets, "sociétaux" et volontiers incorrects politiquement, à bousculer les consciences contemporaines, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. On l'avait laissé, dans Mon petit mari (Grasset, 2007), traiter de la différence physique et de ses conséquences. Le revoici avec une histoire navrante sur fond de pauvreté extrême, de précarité, de violence sociale qui mène à la violence tout court - et qui peut toucher, à un moment, chacun d'entre nous. La Maison des anges est une parabole désespérante, rondement menée, parfois jubilatoire, et, au final, absolument impitoyable.
Le héros - si l'on ose écrire - s'appelle Antonin Dampierre. C'est un jeune bourgeois, orphelin de parents de gauche (son père était communiste), bien élevé, poli mais colérique et empli d'une rage sourde qui ne demande qu'à s'exprimer par la violence, depuis un sombre épisode où il a failli être violé par une momie autrichienne quand il avait 20 ans. Prologue rocambolesque et prétexte peu crédible, il faut l'avouer. Il travaille à Paris dans une agence immobilière haut de gamme du Marais, Urbaluxe, dirigée par Ariel, un Batave un peu cinglé. Maniaque de l'ordre, de la propreté - le sexe dégoûte un peu Antonin -, il entretient une vague relation avec Monika, une ambitieuse architecte d'intérieur à moitié malayali.
Un jour, sa vie de bobo inintéressant bascule : il passe à tabac un SDF qui vient de lui faire rater la vente d'un somptueux appartement rue de Monceau, et il tue le Jack Russell envahissant que Monika lui avait imprudemment confié à garder. Ce sera d'ailleurs sa seule victime, car le clochard en réchappera. Mais Antonin se prend désormais pour Monsieur Propre, l'exterminateur des "déchets humains". Le soir, quand il n'entretient pas ses muscles, il joue les "détectives de la mouise", sillonnant Paris afin de dénicher ses proies futures. C'est ainsi qu'il rencontrera Isolde de Hauteluce, une aristocrate militante altermondialiste qui recueille nombre de SDF à la Maison des anges, une cour des miracles qu'elle a créée au Pré-Saint-Gervais. Antonin la séduit, quitte Urbaluxe et Monika, se fait embaucher. Mais, en "machine à tuer", il va vite se révéler nul et maladroit, trouillard et douillet, et même capable de compassion ! Tandis qu'Isolde, avec sa "bonté cannibale", n'est peut-être pas aussi charitable qu'elle veut le faire croire. Tout comme Mère Teresa, elle trimballe un passé plutôt trouble, et le chasseur amateur pourrait bien être à son tour piégé...
Utilisant sa propre expérience du Samu social, Pascal Bruckner brosse un tableau apocalyptique du Paris des bas-fonds, qui n'a pas tellement changé depuis Les misérables. Il se situe ainsi dans la postérité du grand roman naturaliste façon XIXe siècle. Sauf que ce qu'il décrit se déroule hic et nunc, sous nos yeux qui préfèrent ne pas voir.