Livres Hebdo : Quel bilan tirez-vous de l'année 2018 ?
Marie-Pierre Sangouard : A l'inverse de 2017, où le marché a été porté notamment par Guillaume Musso, Raphaëlle Giordano, Michel Bussi et Ken Follett, 2018 a été difficile. Pas de réforme scolaire, une rentrée littéraire qui n'a pas fait frissonner les foules, et des prix littéraires qui n'ont pas explosé. Par ailleurs, les manifestations des « gilets jaunes » ont pesé sur les ventes de décembre, si bien que la première quinzaine du mois a été difficile. La dernière semaine a rattrapé les ventes, mais elle a davantage bénéficié à la librairie qu'aux hypers. Mais comme le marché a été positif jusqu'à fin juin, le recul n'est que de 0,3 %.
Le marché ne connaît-il pas aussi des évolutions structurelles ?
M.-P. S. : Il a beaucoup bougé. Les équilibres évoluent, la concentration des éditeurs s'accélère, les réseaux changent. La vente en ligne qui ne représentait que 11 % du chiffre d'affaires du secteur en 2013 est passée à un peu plus de 15 % fin 2018. Les grandes surfaces alimentaires ont perdu 5 à 6 % ces six dernières années et tournent autour de 15 %. Les hypers se sont érodés en six ans beaucoup plus vite que les supermarchés. Les modes de consommation ont été modifiés et vont désormais vers davantage de proximité.
On constate cependant que le niveau des bests est resté le même. Le Top 100 est identique en poids à celui de l'année précédente : les titres de plus de 100 000 exemplaires ont un poids assez stable.
Vous êtes donc confrontée à une transformation des équilibres entre les différents circuits de vente ?
M.-P. S. : Le marché se répartit de la façon suivante : 30 % pour les GSS (grandes surfaces culturelles), 24,5 % pour le premier niveau, 15 % pour les petites librairies et les librairies spécialisées, 15 à 16 % pour l'e-commerce, 15 % pour la GSA (grandes surfaces alimentaires). C'est un équilibre particulier. Certaines grandes surfaces culturelles comme Cultura ont ouvert des points de vente, avec un impact sur les hypers et sur les librairies indépendantes du secteur. Les librairies indépendantes et GSS réunies représentent encore près de 70 % du marché total ! La librairie s'est bien défendue en 2018, avec 50 ouvertures et reprises, et de belles réalisations comme la librairie Ici, à Paris.
Chacun a donc un rôle particulier et une façon spécifique de travailler dans un ensemble. On sait que l'achat d'impulsion représente 70 % des transactions en hypermarché, moins de 30 % sur le Net et un peu moins de 50 % en librairie et en grande surface culturelle. Tout l'enjeu de l'édition française consiste à conserver un tissu de librairies et de spécialistes pour que le livre continue d'exister.
De quels moyens la librairie de premier niveau dispose-t-elle pour résister ?
M.-P. S. : Le marché bouge sous la pression d'Internet, qui offre une qualité de service, notamment la livraison, et un grand choix : tous les titres sont disponibles. Le libraire a la lourde tâche de se différencier à la fois de ses collègues et d'Internet. Il doit aussi affronter la pression de la gestion, car sa marge est différente. On assiste d'ailleurs à une réduction des grosses mises en place parce que les libraires sont attentifs à leur stock et à leur trésorerie.
Comment avez-vous réorganisé la diffusion d'Interforum pour faire face aux mutations que vous constatez ?
M.-P. S. :La diffusion est une matière vivante. 2018 a été une année de changement pour Interforum, où s'est concrétisée notre réflexion sur ce que sont un éditeur et un diffuseur modernes. Notre nouvelle organisation est opérationnelle depuis le 2 janvier. Nous avons travaillé selon deux axes. Nous avons réorganisé par types de catalogues (au lieu des circuits habituels) en deux branches, Illustré et Littérature. Chacune d'elles comprend deux types d'équipes : des équipes de spécialistes, très pointues sur leur offre, une équipe de généralistes, qui visite les hypers, les GSS « non livres » (illustré) et la petite librairie, et gère à la carte le rythme des visites en s'adaptant au client. Elles sont renforcées par des animateurs de clientèle, des représentants travaillant de chez eux, qui s'adressent à tous les points de vente en complément des autres. Nous avons neuf équipes spécialistes (6 en littérature et 3 en illustré) et deux équipes généralistes. Cette organisation nous permet de proposer un rythme de visite adapté au client - une enseigne comme Carrefour centralise fortement, tandis que les Espaces culturels Leclerc sont plus indépendants -, de valoriser les compétences, de brasser les équipes, de partager les expériences. Cette nouvelle répartition est plus efficace car plus souple. Par exemple, un petit point de vente littéraire aura la visite du représentant spécialiste mais, parce qu'il n'a pas besoin du même suivi pour la jeunesse et l'illustré, recevra celle du représentant généraliste pour ces deux rayons. Enfin, nous travaillons toujours les supermarchés avec la force de vente DNL Distribution. Et notre e-commerce reste une entité transverse.
Vous traitez ainsi les réseaux de vente de manière différenciée ?
M.-P. S. : On ne propose pas les mêmes livres selon les réseaux. Le premier niveau est très puissant sur la littérature grand format. La GSS a un poids élevé en BD et en jeunesse, etc. Le représentant est devenu très agile et adapte son travail au point de vente. Les façons de vendre sont différentes selon les choix, les types de catalogues, les titres, les collections substituables.
Le livre est un média vivant et doit être présent dans un maximum de points de vente. Notre rôle est de trouver l'équilibre entre les différents acteurs du marché, depuis les tout petits points de vente jusqu'à l'e-commerce, en passant par la librairie et les grandes surfaces spécialisées.
Le rôle du représentant, qui ne visite plus toutes les librairies et y a affaire à des professionnels très pointus, ne se trouve-t-il pas affaibli ?
M.-P. S. :Le représentant reste au centre de tout notre dispositif. Il a un rôle de conseil et d'animation, il connaît les zones de chalandise et ses clients, il propose une offre plus ou moins large, spécifique et adaptée, du merchandising. Il travaille sur la qualité des flux, sur celle du fonds, il accompagne les libraires en difficulté. Surtout, il nous remonte des informations. La connaissance du point de vente passe par le représentant : nous avons les chiffres mais on ne peut pas tout modéliser. La force de la diffusion, c'est aussi l'humain.
Notre dispositif est varié : il offre aux représentants et aux clients nombre d'outils comme le site (qui permet le réassort), le téléphone, les news-letters. Nous déployons aussi des dispositifs de gestion des stocks, un système anti-rupture.
Comment appréhendez-vous le niveau de la production, élevé pour un marché qui ne se développe guère ?
M.-P. S. : L'important est de ne pas asphyxier le fonds. Le fonds est notre patrimoine et crée la marge. En 2018, son chiffre d'affaires a augmenté alors que celui des nouveautés est en baisse.
Parallèlement, les mises en place diminuent, à l'exception de celles des gros best-sellers. Les libraires font plus attention, ils sont plus prudents pour les titres moyens. C'est là que le rôle du représentant est essentiel : la baisse va continuer si on ne regarde que les chiffres. Il faut s'attacher à d'autres paramètres comme l'enthousiasme de l'éditeur à défendre ses titres, la synergie avec le poche, etc.
Quel bénéfice tirez-vous de l'intégration à Interforum du système Copernics d'impression à la demande ?
M.-P. S. :Nos partenaires ont compris l'intérêt du système qui aide à gérer la rupture et les petites réimpressions jusqu'à 1 500 ou 2 000 exemplaires. C'est un atout pour des éditeurs qui ont un fonds important, mais aussi pour les autres. L'impression à la demande nous permet d'offrir un meilleur service et de garantir pour les ouvrages concernés une visibilité et une disponibilité maximales sur les sites de vente en ligne comme la Fnac ou Amazon. Un titre Copernics est en stock en permanence et peut être livré en un jour ou deux.
Comment définissez-vous un diffuseur moderne ?
M.-P. S. : La diffusion a gagné en réactivité à la fois sur le réassort et sur la logistique. Nous sommes attentifs aux niches qui bougent, aux titres qui frémissent mais aussi aux délais et à la fiabilité de la livraison. Tous les points de vente sont différents : il faut être le plus pertinent et le plus flexible possible, travailler au plus fin, dans l'organisation, les outils, les réponses aux demandes.
Nous insistons aussi sur la différenciation selon les circuits. Les GSA sont d'excellents relais à nos promotions. La librairie est devenue un lieu de partage avec des débats, des conférences. Nos éditeurs développent ainsi des animations pour les libraires et les GSS comme les « murder party » ou les « escape game ». A la diffusion, nous avons aussi des outils pour les libraires comme les formations : nous proposons des journées mangas, polars, littérature.
A nos clients éditeurs, nous apportons du marketing, des analyses de marché, des tendances en France et à l'étranger, pour les accompagner commercialement. Nous faisons un gros travail avec les éditeurs du groupe et avec les partenaires pour leur proposer de nouveaux services comme la diffusion audio en physique ou en numérique par exemple.
Les libraires eux-mêmes ont changé. Ils se montrent plus professionnels y compris dans les plus petits points de vente.
M.-P. S. : L'offre proposée s'affine en fonction du libraire, de ses appétences, de l'historique de ses ventes. Il connaît ses clients et n'achète plus pour trois mois de vente mais pour quelques semaines. Il est important de nous mobiliser autour des enjeux, mais aussi de connaître chaque libraire et de pouvoir lui proposer un auteur inconnu ou une nouvelle collection.
Où en est le troisième niveau ?
M.-P. S. : DNL Distribution sert les supermarchés avec un catalogue plus large que celui des éditeurs d'Editis et de ses diffusés, intégrant des groupes comme Madrigall. Nous avons toujours trois salles de vente à Ivry, à Marseille et à Lyon. A Toulouse, l'activité a été transférée au Comptoir du livre. Nous travaillons à de nouveaux services comme la préparation de commandes avancée.
Que pensez-vous de la surdiffusion ? Les chargés de relations libraires chez les éditeurs ne marchent-ils pas sur les plates-bandes du diffuseur ?
M.-P. S. : Les chargés de relations libraires des éditeurs ont un discours plus précis que le nôtre auprès du libraire et développent des actions toujours plus créatives. Nous travaillons ensemble et coordonnons nos actions auprès de nos clients pour garantir la satisfaction de nos auteurs, de nos clients et du public.
Quels sont vos défis pour les années à venir ?
M.-P. S. : Il faut travailler autrement. La capacité à s'adapter au point de vente et à son contexte est la clé. Nous nous ouvrons aussi à de nouveaux clients, des GSS « non livres » comme Bureau Vallée ou King Jouet. L'objectif est de toucher des clients différents, d'embrasser des univers thématiques complets et de proposer le livre dans un maximum d'endroits. Nous continuons bien sûr à investir dans l'e-commerce et le numérique, qui sont des modes de consommation en pleine expansion.
Quelle place l'e-commerce prendra-t-il dans la librairie de demain ?
M.-P. S. :Pour les grosses librairies comme Mollat et les GSS, le Net représente déjà un pourcentage significatif des ventes. Il induit de nouvelles compétences liées à l'ergonomie des sites, la publicité, les mots-clés, la connaissance clients. Nous avons donc intérêt à travailler ensemble et à développer ces nouveaux savoir-faire. Mais les équilibres entre les réseaux restent très importants, il faut garder une diversité.