La communication d'Amazon sur le coût des frais de port obligatoires pour les consommateurs de livres est contestée par le Syndicat de la Librairie française (SLF), la Fnac et le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC). Le géant de l’e-commerce avance que les Français ont déboursé plus de 100 millions d'euros depuis l'application du décret de 2022 instaurant des frais de port minimum de 3 euros sur les achats de livres en ligne inférieurs à 35 euros.
Une décision de la Cour de Justice de l'Union européenne imminente
Guillaume Husson, délégué du Syndicat de la Librairie Française (SLF), conteste frontalement la méthodologie d'Amazon. « Il serait bien naïf d'accorder du crédit à des chiffres d'Amazon se basant sur une extrapolation faite par Amazon à partir d’une donnée qui lui appartient et qui n’est pas transparente. Par ailleurs, l’idée que les consommateurs auraient automatiquement et intégralement réaffecté à de l’achat de livres les sommes dépensées en frais de port est également trompeuse », estime-t-il, dénonçant des « chiffres évidemment invérifiables ».
Le SLF voit dans la prise de parole d'Amazon une opération de communication stratégique, intervenant à quelques jours de Noël et surtout de la décision de la Cour de Justice de l'Union européenne sur le recours d'Amazon contre la loi Darcos, attendue selon nos informations pour le 18 décembre.
Pour Guillaume Husson, la corrélation établie par Amazon entre les frais de port et la baisse du marché ne tient pas. « Le marché de l'occasion baisse plus fortement que le marché du neuf, argue-t-il. Or, il n'y a pas les 3 euros de frais de port ». Le responsable rappelle qu’« au-delà de 35 euros, c'est 0,01 euro minimum » et que ces frais représentent « le minimum syndical pour rééquilibrer un peu la concurrence » avec les libraires physiques, qui paient entre 7,50 et 8,50 euros pour l'envoi d'un ou deux livres par La Poste.
Derrière cette passe d'armes, le SLF identifie un objectif plus large. « Le véritable objectif d'Amazon, c'est de pilonner autant que possible le prix du livre pour déréguler le marché », affirme Guillaume Husson, qui y voit une attaque indirecte contre le prix unique du livre, pierre angulaire de la loi Lang depuis 1981. D'autant que le géant du commerce en ligne applique des frais de port pour tous les autres produits.
Les éditeurs de poche en première ligne
Du côté des éditeurs, les positions apparaissent plus contrastées. Jean-Marc Levent, directeur commercial de Grasset, observe une « baisse de parts de marché d'Amazon de 0,2 point » pour ses titres, mais reconnaît la difficulté d'établir des liens de causalité précis. « Au cumul, pour l'ensemble des librairies en ligne, cela représente -0,1 point, donc c'est quand même relativement limité », relativise-t-il.
L'éditeur constate toutefois un report vers le premier niveau de clientèle – les grandes librairies physiques – pour certains segments comme le poche. « Quelqu'un qui aurait été tenté d'acheter un "Cahier rouge" (la collection poche de Grasset, ndlr) à 9 euros plus 3 euros de frais, a préféré aller en librairie », analyse-t-il, tout en admettant qu'une « déperdition » d'acheteurs reste probable.
À l’inverse, l’éditeur de poche Points ressent « un effet long trend » de baisse de ses ventes depuis l’instauration du décret, « sans report des achats vers d’autres canaux », constate la P-DG Cécile Boyer-Runge. « C’est une mesure qui a pour conséquence d’impacter les livres à plus faible prix », estime-t-elle, s’appuyant sur le fait que ses « ventes ne sont donc pas en hausse chez Amazon », un prescripteur de fond, « qui est très important pour les éditeurs de poche ».
Achats repoussés
La dirigeante regrette que « les frontières entre Amazon et les libraires se brouillent un peu ». Pour elle, « on a coutume de dire qu’on va souvent sur Amazon quand on cherche un titre en particulier, alors qu'on va en librairie et qu'on se laisse tenter par des achats d'impulsion ».
Même sentiment chez J’ai Lu, dont la diffusion estime une baisse entre 5 et 10 % de ses ventes en ligne. « Il est évidemment que le poche est sanctionné au premier chef. Mais dans quelle proportion ? », s’interroge la P-DG Hélène Fiamma. « Comme on ne peut pas isoler les ventes d’Amazon, on navigue dans un espace un peu brumeux », déplore-t-elle.
La situation de Nimrod, une maison indépendante spécialisée dans le roman de guerre et de développement personnel, apporte un éclairage différent basé sur ses données de ventes. Sur plusieurs titres, la part d'Amazon dans ses ventes totales a chuté en 2024, passant par exemple de 15 % en 2023 à 7 % sur un titre, avant de rebondir dès 2025 à 17 %. « J'aurais tendance à dire que la loi Darcos a peut-être impacté fin 2023 et 2024, analyse son fondateur François de Saint-Exupéry. Mais cela n'a fait qu'inciter les gens à repousser leurs achats pour combiner plusieurs achats ». Et ainsi atteindre le palier des 35 euros, estime-t-il, ajoutant que « cela n'a en aucun cas bénéficié aux libraires », selon ses données.
Quant à l'objectif initial de la loi, à savoir « le rééquilibrage de conditions de concurrence équitables entre les plateformes numériques et les librairies physiques », Jean-Marc Levent estime que « de ce point de vue, effectivement, on a eu une toute petite perte sur les librairies en ligne qui a été contrebalancée par une présence renforcée sur les librairies de premier niveau ».
Le « vrai » débat : la baisse structurelle de la lecture
Au-delà de la polémique sur les frais de port, les professionnels s'accordent sur une réalité plus préoccupante : la baisse continue du marché du livre. Marc Bordier, président fondateur de Lireka et dirigeant de la librairie Arthaud, à Grenoble, a calculé, au global et selon les données NielsenIQ BookData disponibles fin novembre, une décroissance de 2,5 % en volume et 1,5 % en valeur sur l'année.
Pour lui, la loi Darcos reste « un peu un non-sujet » face à l'enjeu principal, « le recul de la lecture en tant que pratique de lecture concentrée continue ». « Le livre est concurrencé aujourd'hui par les écrans », diagnostique-t-il, évoquant Netflix mais aussi « l'attention qui est captée par les smartphones, par Instagram, par TikTok… »
Un secrétaire général d'un groupe indépendant partage cette analyse mesurée. « C'est chiffre contre chiffre », estime-t-il, regrettant toutefois que « les revenus des frais de port n'aient pas été fléchés vers la subvention et le soutien aux librairies indépendantes », une piste « sans doute légalement compliquée à mettre en œuvre ».
Du point de vue éditeur, la question de l'efficacité réelle de la mesure reste donc ouverte, à quelques jours d'une décision européenne qui pourrait redéfinir les règles du jeu.
