TRIBUNE

"A l'origine, les éditeurs étaient libraires. Comme s'ils avaient deviné que la vente d'un livre était un acte si particulier qu'il n'allait ressembler à aucun autre. Editeur ou libraire, on ne s'engage pas dans cette voie singulière par hasard ou commodité mais par passion. Aucune oeuvre ni aucun auteur ne doit être confondu avec un autre, avec aucun produit non plus ni aucune marchandise. Les libraires ne vendront donc que des livres, les éditeurs ne publieront que des manuscrits qui les ont emportés. Le couple éditeur-libraire est donc éternel, condamné à vivre ensemble pour le meilleur et pour le pire. Notre démarche commune est souvent sentimentale.

Nous aimons réussir à imposer des auteurs, nous aimons nous affronter et nous réconforter, échanger des idées opposées, tenter de nous convaincre. Quand nous n'y parvenons pas, demeure le respect pour la personne d'en face, la fraternité et, osons-le, un certain humanisme.

Je travaille dans l'édition depuis janvier 1974, j'aborde ces jours-ci ma 38e rentrée littéraire. Les livres des autres constituent ma vie car j'ai besoin des autres, car j'ai besoin des livres.

J'ai choisi très tôt cette activité pour vaincre une solitude, j'ai clairement décidé d'accompagner affectivement les auteurs dans leur démarche, leur complexité, avec toujours le même espoir de m'adapter à eux et de leur éviter isolement, humiliation, difficultés financières.

Je savais me réjouir, j'ai appris à consoler. Combien d'écrivains découragés par le manque de succès et de reconnaissance aura-t-il fallu convaincre de résister, de ne pas renoncer. Les attentes sont longues parfois : vingt ans pour Vassilis Alexakis, quinze pour Eric Faye, dix pour Brigitte Giraud.

Qui nous aura aidés à traverser ces années sinon la librairie en poursuivant la défense d'écrivains non formatés, hors tendance ? Si le groupement Initiales n'avait pas soutenu avec ferveur les premières publications de Philippe Claudel, s'il n'avait pas réussi à entraîner ses confrères dans le combat, Les âmes grises auraient-elles connu le triomphe que l'on sait et installé Philippe Claudel au premier rang des écrivains de sa génération ? J'affirme ainsi que la vente en ligne doit rester aux mains des libraires. Le savoir-faire et la compétence seront toujours de leur côté. Regardez au hasard un de leurs sites : vous n'y trouverez aucune référence pour les tondeuses à gazon, le matériel électronique ou les fers à repasser. Vous y trouverez des livres. Car si la vente en ligne généraliste retire aux libraires 20 % de la manne que représentent les best-sellers, comment pourraient-ils survivre et s'acharner à promouvoir des auteurs qui ne le sont pas ailleurs ?

Ils flancheront avant nous, nous flancherons aussitôt après, à moins d'accepter de changer notre rapport au livre et à l'auteur, notre façon de travailler, de vivre, et de respirer. Je ne changerai pas."

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