Au début, il y a Ellinor. Trente-six ans, dure à cuire, elle peine à jouir. De sa vie en de lointaines campagnes, cette Suédoise à qui on ne la fait pas a d’abord retenu le goût du combat à mains nues et le regret des étreintes trop furtives et violentes. Un site de rencontres va l’amener à Stockholm pour nouer une relation avec Calisto, un critique littéraire obèse, alcoolique, parfois violent et sans doute totalement désespéré. Réfugiée chez lui, dans sa grande maison de bois et de verre au milieu de la neige, Ellinor passe ses jours à attendre le retour de son amant, en regardant des séries et surtout en empruntant dans sa bibliothèque des romans, notamment ceux de Michel Houellebecq (dont on suppose qu’ils ne sont pas de nature à détendre l’atmosphère entre les deux "tourtereaux"…). A oublier aussi la "scène initiale" de leur rencontre ; cette première fois qui ne s’est pas très bien passée, lors de laquelle, pour se venger des violences que Calisto lui avait fait subir, la jeune femme a brûlé un manuscrit inédit et très précieux de l’écrivain favori du critique, Max Lamas. Celui-ci est pourtant un écrivain en mal d’inspiration qui aura moins cherché, à travers ce livre (qui ne le deviendra donc jamais) intitulé Les amants polyglottes, à la réanimer qu’à donner en quelque sorte corps, ou au moins sens, à sa quête de la femme parfaite. Celle-ci serait, selon ses critères, parlant comme lui plusieurs langues et dotée de surcroît d’une forte poitrine. Sa solitude de romancier et d’homme va le mener à Lucrezia, une aristocrate romaine ruinée qui paraîtra répondre à tous ses désirs.
Ellinor, Max et Lucrezia sont les trois narrateurs de chacune des trois parties qui composent ces Amants polyglottes. Lina Wolff y joue d’abord en virtuose de la mise en abime. Après un premier roman en 2012, dont on espère déjà la prochaine traduction en français, Bret Easton Ellis et les autres chiens, celui-ci, placé donc sous le signe de Houellebecq, explore, à la lumière de ces maîtres paradoxaux et surtout de leur misogynie, la réponse qui peut leur être faite, d’un point de vue autant littéraire que féministe. Ici, le monde est désert, le désir un mode d’oppression intermittent, et la violence la réponse de la bergère aux princes (pas si) charmants… Toutefois, il serait absurde de ne retenir que cela de ces Amants polyglottes. C’est un formidable roman, drôle, intelligent et toujours surprenant. Complexes et humains (trop humains…), ses personnages ne sont les porte-parole que d’eux-mêmes et surtout pas de Lina Wolff, qui les laisse vivre et dissiper comme ils peuvent leur pesante solitude. Est-ce ainsi que nous vivons ? Est-ce ce pour quoi nous lisons ? Ce ne serait déjà pas si mal. O. M.