Depuis la sortie de Travail soigné (Le Masque, 2006, repris au Livre de poche), Pierre Lemaitre n’a cessé d’avancer à pas de géant dans le monde du polar. En mettant notamment en scène les enquêtes de son héros récurrent, le commissaire Camille Verhoeven, dans Alex (Albin Michel, repris au Livre de poche) ou Sacrifices (Albin Michel, 2012), et en prouvant à chaque fois ses talents de conteur et son art du suspense.
L’auteur de Robe de marié (Calmann-Lévy, 2009, repris au Livre de poche) frappe plus fort encore avec Au revoir là-haut. Un roman qui n’est pas un thriller et paraît dans la collection « blanche » d’Albin Michel à la rentrée littéraire. Ce fort volume impossible à lâcher s’ouvre en novembre 1918. Lorsque l’armistice s’annonce mais que les combats continuent. Aristocrate désargenté, le lieutenant d’Aulnay-Pradelle court sur le champ de bataille en direction de l’ennemi « avec une détermination de taureau ». Sauvage et primitif, le voici qui donne la charge, entraîne ses hommes à l’attaque de la cote 113, porté à la fois par sa haine des Allemands et par l’idée qu’il lui reste « très peu de temps pour profiter des chances qu’un conflit comme celui-ci, exemplaire, pouvait prodiguer à un homme comme lui ».
Animal au sang froid, rappelant le Javert d’Hugo, Pradelle va montrer qu’il a une curieuse manière de se servir de ses grenades et qu’il fait peu cas de ses hommes. Dont le soldat Albert Maillard. Un garçon de tempérament légèrement lymphatique, ancien caissier dans une filiale de la Banque de l’union parisienne. Albert a vite compris que la guerre « n’était rien d’autre qu’une immense loterie à balles réelles dans laquelle survivre quatre ans tenait fondamentalement du miracle ». Voici aussi le soldat Edouard Péricourt, garçon rieur qui a été exclu de l’institution Sainte-Clotilde à cause de ses dessins salaces.
Sous la mitraille, Albert se retrouve enseveli sous terre, dans un trou d’obus, nez à nez avec une tête de cheval, et manque passer l’arme à gauche. Il doit son salut à l’intervention d’Edouard qui va récolter une jambe droite en bouillie avant de connaître pire mésaventure encore. De se réveiller la gueule cassée à l’hôpital, sous morphine. Egalement présents ce jour-là, Gaston Grisonnier et Louis Thérieux qui, eux, auront moins de chance…
Après un démarrage époustouflant, Pierre Lemaitre garde le rythme d’un bout à l’autre d’un opus, romanesque et rocambolesque en diable, qui tient toutes ses promesses. Avec un souffle impressionnant, un art maîtrisé du Grand Guignol, Lemaitre joue avec la culpabilité, l’escroquerie et la mystification. Tout en brossant le tableau d’une France meurtrie par la Grande Guerre. Une France qui préfère alors les morts aux vivants.
Alexandre Fillon