Essentielle. Attirante. Plébiscitée. Depuis quatre ans, la librairie a le vent en poupe. Le chiffre d'affaires s'est stabilisé l'année passée (+0,8 % par rapport à 2022) et reste, surtout, en forte hausse par rapport à l'avant-Covid (+9,2 % par rapport à 2019), selon les chiffres du Syndicat de la librairie française (SLF). Mais ce bilan se révèle en demi-teinte. La hausse du prix des livres porte ces résultats alors que les ventes en volume se contractent.
L'effervescence des rayons manga et bande dessinée est par exemple retombée. « Ce feu de paille a chauffé fort. Quand le manga s'est calmé, ça a été assez violent pour nous, avec une chute brutale d'environ 50 000 euros sur l'année », explique Régis Lefranc, dirigeant de la librairie Rimbaud à Charleville-Mézières. « Nous enregistrons une baisse importante de ces deux rayons que nous arrivons à compenser avec la littérature, la jeunesse et les essais », pointe Laurent Parez, gérant des enseignes Dernier Rempart à Antibes et de la librairie du Cap à Saint-Laurent-du-Var.
Lendemains de fête
La majorité des personnes interrogées témoignent d'une période économiquement complexe. « Après deux très belles années, 2022 et 2023 ont été des périodes "gueule de bois" car le marché est retombé. Les libraires doivent trouver de nouveaux relais de croissance tout en maîtrisant leurs coûts. Mais comment chercher 3-4 % de croissance par an face à la hausse des loyers, des charges d'entretien, des salaires ? », résume Marc Bordier, président de Lireka et de la librairie Arthaud à Grenoble. « Ce n'est certes pas une super période, mais ce n'est pas pire que 2022 avec l'inflation et le début de la guerre en Ukraine », tempère François Juncker, gérant de L'Échappée livre à Saint-Sulpice-la-Pointe et l'un des référents « Économie du livre » de l'Association des librairies indépendantes d'Occitanie (Alido).
Pour autant, plusieurs librairies surveillent attentivement leurs chiffres. Certaines accusent une réduction de leur marge, sans parvenir pour l'heure à en identifier les causes. L'Association des librairies indépendantes en Pays de la Loire (Alip) propose depuis longtemps un volet « Expertise » à ses adhérents. « Un expert, ancien libraire, se plonge dans les chiffres d'une enseigne en difficulté pour trouver des solutions concrètes », présente Sébastien Pitault, gérant de la librairie Lhériau à Angers et président de l'Alip. Jusqu'ici, le dispositif bénéficiait à une enseigne par an. Face à l'afflux de demandes, deux librairies pourront être prises en charge « dès l'année prochaine ».
De fait, de nombreuses personnes affirment de réelles inquiétudes quant à leur trésorerie. Au plus fort du Covid, certaines enseignes ont contracté des prêts garantis par l'État. « Ce dispositif a été un piège : certains libraires ne parviennent pas à rembourser ces prêts à l'heure actuelle », observe François Juncker. Outre ces « crédits longs à rembourser », Nolwenn Vandestien, déléguée de l'association Les Libraires d'en haut, constate aussi que « certaines librairies ont investi dans une masse salariale importante et se retrouvent aujourd'hui coincées avec les charges ».
Aux Beaux Lendemains, à Bagnolet, Rosalie Abirached, par ailleurs présidente de l'association Librairies 93, a « été obligée de réduire la masse salariale ». Et voit des confrères et consœurs « ne pas remplacer des libraires partis et préférer prendre des libraires volants à des périodes clés ». À Antibes, Laurent Parez reconnaît avoir surembauché pendant la « période faste » et ne pas avoir remplacé des départs programmés.
Même pour les permanents et permanentes, les conditions de travail ne sont pas optimales. « Comment rémunérer correctement un personnel qualifié dans ce contexte d'incertitude ? », s'interroge François Juncker. « Le smic a légèrement augmenté, mais ce n'est rien par rapport à ce que l'on demande à nos salariés », complète Sébastien Pitault.
« Sélection naturelle »
L'engouement pour les enseignes indépendantes dans l'ère post-Covid masque aussi son lot de difficultés. L'euphorie est vite retombée après le nombre record de créations en 2022. D'autant plus que la tendance est toujours dynamique. « Je reste perplexe face aux projets actuels alors que l'économie n'est pas facile du tout et que les charges sont croissantes », déclare Cécile Bory, présidente de l'Association des librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine (Lina) et gérante de la librairie Georges (Talence). « Le marché du livre diminue. Si le gâteau rétrécit alors que nous sommes plus nombreux dessus, nous aurons tous moins à manger », estime Fabrice Badorc, gérant de Terres de légendes à Toulouse et un des référents « Économie du livre » de l'Alido, qui voit poindre un effet de « sélection naturelle ». « Quatre librairies ont ouvert à Angers l'année dernière, et quatre nouveaux projets sont en cours. C'est énorme ! À Nantes, qui a connu son lot de créations il y a deux ans, un nouveau libraire sur deux tire désormais la langue. Nous sommes ravis que le métier plaise autant, mais je crains que cela ne fragilise l'ensemble du réseau », s'inquiète Sébastien Pitault. En écho, Rosalie Abirached pointe la saturation du réseau à Montreuil. « Ce territoire commence à être bien quadrillé, au risque de menacer les enseignes existantes. Il faut maintenant avoir le courage de s'installer ailleurs », affirme-t-elle.
Des signes d'instabilité pointent déjà dans certaines régions. « Il y a eu des ouvertures ces dernières années, mais nous commençons aussi à voir des fermetures », souligne Marie-Pierre Reibel, coordinatrice de l'association Libraires de l'Est (LiLe). Après deux fermetures recensées dans le Grand Est en 2023, quatre autres enseignes ont déjà baissé le rideau en 2024, dont trois ouvertes entre 2019 et février 2023. À Lille, trois commerces, dont la librairie de sciences humaines Meura née en 1946, ont annoncé leur fermeture au premier semestre. Dans le même temps, l'association des Libraires d'en haut (Hauts-de-France) croît de dix nouveaux membres chaque année depuis 2022. « Et ce sera sûrement le cas en 2024 », indique la déléguée Nolwenn Vandestien.
Avec l'aide des ados...
Des problèmes anciens persistent par ailleurs, comme la conquête du jeune public. « C'est un vrai problème dont il faut s'emparer », affirme Cécile Bory, qui aimerait voir « les CDI être -revalorisés et dotés de fonds plus actuels ». « Nous avons les petits, les moyens et après on les perd », constate Stéphane Hun, gérant de la librairie Page d'encre à Amiens et président de l'ALSJ-Librairies Sorcières. En contre-exemple, François Juncker affirme que son enseigne est devenue « un lieu de rassemblement pour les jeunes ». « Nous collaborons beaucoup avec les enseignants, nous préparons les listes scolaires et les élèves sont partie prenante de la librairie, explique-t-il. Par exemple, nous les invitons à voter pour les séries de mangas dont ils souhaitent avoir tous les numéros à disposition tout au long de l'année. »
Pour attirer les jeunes et les moins jeunes, la politique d'animations demeure l'une des clés, non sans questionnements. « Les animations représentent un investissement, elles font parler de la librairie mais je ne suis pas sûr que cela soit le meilleur levier pour attirer les clients. Nous réfléchissons à changer le mobilier pour leur proposer davantage de confort », relate Sébastien Pitault. Cécile Bory remarque quant à elle que « les rencontres littéraires ont moins de succès. Les gens préfèrent les débats liés à l'actualité ou à des thématiques engagées. »
Pour de nombreuses librairies, les gains de clientèle et de marges s'opèrent de plus en plus hors les murs. « On s'exporte sur des salons autour de la pop culture », explique Ronan Ninin de la librairie spécialisée en BD Plume et Bulle, à Charleville-Mézières, qui a ajouté quatre salons à la tournée habituelle. Une recette payante puisque le chiffre d'affaires reste en hausse. Mais le libraire, aussi président de l'association des Libraires de l'Est, relève d'autres enjeux structurels. « Certains distributeurs ne mettent pas trop du leur, nous rencontrons toujours des problèmes d'approvisionnement, avec des délais plus longs, et un coût du transport qui a explosé ces dernières années, alors que les remises, elles, n'augmentent pas », énumère-t-il. Du côté des librairies françaises à l'étranger (LFE), la charte signée en décembre 2021 pour que les distributeurs s'engagent à améliorer les conditions de distribution des ouvrages à destination des LFE est une « demi-réussite », selon Isabelle Lemarchand, présidente de l'Association internationale des librairies francophones (AILF). « Elle n'est encore qu'à moitié appliquée, et pas par tous les distributeurs, mais elle a permis d'ouvrir un dialogue », précise la gérante de la librairie La Page, à Londres, qui n'a retrouvé qu'en 2023 son chiffre d'affaires pré-Covid dans un contexte sensible d'inflation et de Brexit.
... et des commandes publiques
Sur ce marché fragile, les commandes institutionnelles restent un gage potentiel de stabilité. « Nous faisons un travail de lobbying et de pédagogie pour expliquer aux instituts et établissements français qu'il faut travailler avec leur librairie locale. L'objectif est de pérenniser ces accords », plaide Isabelle Lemarchand. Un combat similaire se joue en France autour de la commande publique. « Il faudrait que les marchés publics soient attribués aux librairies du quartier, et de façon pérenne, sans que cela dépende du bon vouloir de la municipalité du moment », observe Rosalie Abirached. « Les budgets ont baissé, et on ne peut pas compter sur les réformes scolaires en ce moment », remarque Cécile Bory.
Des préoccupations, nombreuses, auxquelles s'ajoutent les enjeux autour du livre d'occasion ou encore de l'écologie du livre. Un grand nombre d'entre elles seront au cœur des Rencontres nationales de la librairie organisées par le SLF à Strasbourg les 16 et 17 juin. L'occasion de partager réflexions et pistes d'action, mais aussi de relever les bonnes nouvelles. Appliquée depuis octobre dernier, la loi Darcos, qui impose 3 euros de frais de port pour toute commande de livres neufs inférieure à 35 euros, n'a pas eu d'effet manifeste sur les ventes en librairie. Mais certaines voient arriver depuis quelques mois une nouvelle clientèle. « Des personnes qui avaient le réflexe d'acheter en ligne un livre scolaire à quelques euros se dirigent maintenant vers une librairie de proximité où elles n'osaient pas forcément aller », se réjouit Rosalie Abirached. Pour les libraires, engagés dans une course d'obstacles émaillée de revers comme de remontadas spectaculaires, il n'y a pas de petite victoire.
Comment remettre la librairie au milieu du village
De quelle librairie ont besoin les villes de taille moyenne ? Et comment s'y implanter, s'y fondre et s'y plaire ? Des centres-villes aux centres commerciaux, façon tiers-lieu ou non, en répondant à des appels d'offre. Citoyens et libraires partagent leur expérience.
« Libraires, installez-vous à Pont-de-l'Arche ! » « Ne disposant pas de librairie et afin d'élargir l'offre commerciale du centre-ville, Roissy Pays de France Agglomération et la ville de Gonesse lancent un appel [...] pour la création d'une librairie. » Depuis plusieurs années, des appels à projets lancés par les communes ciblent particulièrement la librairie. En 2021, La Flèche, commune de 15 000 habitants située entre Le Mans et Angers, manifeste elle aussi sa volonté de voir s'installer une enseigne indépendante en son cœur. « Il existait deux librairies quand j'étais enfant. Il y a trois ans, nous avions plusieurs surfaces commerciales, un espace culturel Leclerc mais plus rien en centre-ville. C'était un grand manque », raconte Carine Ménage, maire adjointe chargée de la culture, de la communication et de la démocratie participative. Alors conseillère régionale, elle échange régulièrement avec les représentants de Mobilis, le pôle régional du livre des Pays de la Loire, et de l'Association des librairies indépendantes en Pays de la Loire, dans le cadre d'attribution d'aides à la librairie. « À chaque fois, ils me demandaient pourquoi nous n'en avions pas à La Flèche. Tout ça, c'est à cause d'eux ! » rit-elle, en reconnaissant que « sans ces structures, [elle] n'aurait peut-être pas pensé ou osé cibler une librairie » pour occuper un local vacant mitoyen au cinéma. C'est par ses parents que François-Xavier Schmit, gérant de L'Autre Rive à Toulouse, a eu vent de cet appel. « Ils me l'ont envoyé comme un clin d'œil et ça m'a titillé », se souvient-il. Après avoir créé L'Autre Rive en 2008 et Albertine à New York en 2014, le libraire se laisse séduire par « le contexte rural, qui n'a rien à voir » et dépose une proposition « pour voir ». Un pari gagnant : Le Bruit des mots, qu'il pilote désormais à distance en « laissant les clés à Fabienne Boidot--Forget », ouvre ses portes à La Flèche en mars 2022. Son installation a été facilitée par cet appel à projet. « Il donne l'impression d'être partie intégrante d'un projet collectif de relance de l'hypercentre, souligne François-Xavier Schmit. Le local venait d'être refait, nous avons eu une aide financière modeste mais bienvenue et surtout, le jour de l'inauguration, une vingtaine de maires étaient présents. Cela aide pour lancer les premières commandes publiques. » « La librairie est un outil d'animation du centre-ville », affirme de son côté Carine Ménage, tout en plaçant le livre dans « un tout » composé d'une offre certes culturelle mais aussi marchande.
Pour le plaisir
De manière globale, le baromètre annuel du centre-ville et des commerces, établi par l'association Centre-ville en mouvement, laisse transparaître une forte volonté des citoyens et citoyennes pour trouver une librairie dans le cœur de leur commune. « On s'oriente vers un centre-ville plaisir : 90 % des Français et Françaises plébiscitent par exemple les terrasses de café. La librairie et le livre font clairement partie de cette quête », souligne Pierre Creuzet, fondateur de l'association. À ce titre, il encourage l'ouverture des enseignes hybrides - à l'instar des librairies-salons de thé - qui permettent d'offrir d'autres services qui manqueraient au territoire. Mais surtout, à l'en croire, faire ses achats en centre-ville reste un fort « acte engagé » de la part des citoyens et citoyennes. Autant de paramètres qui feraient naître « de plus en plus » d'envies chez les municipalités.
Si le marché du livre se tasse, « le boom des ventes après le Covid montre bien que les gens ne veulent pas voir leur librairie fermer », constate Laurent Parez, gérant de Dernier Rempart à Antibes et fondateur de la librairie du Cap à Saint-Laurent-du-Var. Le libraire en est convaincu : de par les animations, les enseignes indépendantes « participent à l'attractivité des centres-villes ». À Antibes, Dernier Rempart monte aussi des partenariats avec d'autres acteurs culturels comme le théâtre municipal. « Nous y avons créé un kiosque pour vendre des ouvrages lors de certaines représentations, et le théâtre accueille des rencontres », déclare Laurent Parez, qui a aussi créé les festivals Terrasses BD et Polar sur la ville. À Alençon, les animations du Passage représentent aussi un important levier pour attirer du monde dans le centre-ville. « Rencontres, dédicaces, ateliers artistiques, mini-conférences sur des thèmes historiques ou de bien-être, ateliers d'écriture... J'ai toujours développé une forte politique d'animation », indique le gérant Pierre Lenganey. À raison d'une soixantaine de manifestations par an, le libraire estime répondre à un besoin culturel des habitantes et habitants dans un centre « peu dynamique sur le plan commercial ». Selon lui, « sans Le Passage, devenu un point de rendez-vous, il existerait une motivation de moins pour se rendre dans le centre-ville ». Preuve du pouvoir d'attraction de son enseigne, Pierre Lenganey explique avoir le soutien de la municipalité et de la communauté urbaine d'Alençon. Fin 2023, le bailleur des locaux du Passage annonce son intention de vendre. « En février, la Foncière de Normandie a acheté les murs, grâce à une subvention de 50 000 euros accordés par la mairie, pour nous aider à nous maintenir », précise Pierre Lenganey qui n'est, de fait, « pas propriétaire des murs » de l'enseigne qu'il a reprise en 2017. Pour Cécile Bory, gérante de la librairie Georges (Talence), c'est simple : « Il faut que le libraire soit au cœur de ce qu'il se passe dans sa ville », et cela passe par des moments de rencontre avec les acteurs et actrices du tissu local. « Être moteur dans la ville permet de montrer que nous sommes des commerces ouverts et dynamiques, capables de se positionner, sous conditions, dans des manifestations organisées par une association ou la municipalité et éviter, parfois, d'être concurrencés par les zones commerciales qui ont détruit le cœur de ville », insiste-t-elle. En écho, Pierre Creuzet pointe que « la librairie a parfois du mal à se maintenir en centre-ville à cause de la concurrence des groupes installés en périphérie, mais aussi par certains loyers pratiqués en ville ».
L'indépendance serait-elle alors réservée aux centres-villes ? Avec la librairie du Cap, ouverte en juin dernier, Laurent Parez a fait un rare pas de côté. Celui d'ouvrir une enseigne indépendante dans un centre commercial. Après la « psychose Sauramps », en référence à la débâcle économique de l'enseigne montpelliéraine il y a presque dix ans, bien peu de monde croyait en son projet. « Les chaînes font un moins bon travail de défense du livre et auraient le droit d'être dans des centres commerciaux avec une clientèle captive, mais pas les indépendants ? » s'agace le libraire. Ce projet était pourtant « contre-nature » pour lui qui « ne va jamais dans les zones commerciales ». Alors que son enseigne s'apprête à souffler sa première bougie, il frôle son objectif d'enregistrer un chiffre d'affaires de 2,5 millions d'euros, et remarque déjà la présence d'une clientèle fidèle.
Les Ardennes ou l'ardeur
Le Bas-Rhin, et notamment Strasbourg, concentre le plus grand nombre de librairies du Grand Est sans en avoir le monopole. Ainsi, dans les Ardennes, sept librairies indépendantes, dont deux créées en 2023, font vivre le livre sur un territoire rural.
Le Bas-Rhin, et notamment Strasbourg, concentre le plus grand nombre de librairies du Grand Est sans en avoir le monopole. Ainsi, dans les Ardennes, sept librairies indépendantes, dont deux créées en 2023, font vivre le livre sur un territoire rural.
Département le plus précaire du Grand Est - 18 % de la population est en situation de pauvreté - mais aussi très rural, les Ardennes n'offrent pas, au premier abord, le terreau le plus fertile pour le commerce de livres. Et pourtant. Malgré la fermeture en mars 2024, faute de repreneurs, de l'emblématique librairie de Mohon à Charleville-Mézières, sept enseignes, historiques ou récemment ouvertes, s'y distinguent par leur dynamisme.
« De Gaulle parlait des Ardennes vertes ! Nous avons souvent été catalogués comme le fin fond de la France, mais nos offres et nos programmations sont très riches », vante Ronan Ninin, président de l'association des Libraires de l'Est (LiLE) et gérant de la librairie-café associative Plume et Bulle, installée à Charleville-Mézières depuis 2015. « J'ai toujours vu les Ardennes très lectrices », souligne ce libraire spécialisé en BD.
Un constat partagé par Régis Lefranc, directeur de la librairie Rimbaud, à 110 m de Plume et Bulle. Parmi les explications possibles ? « Notre histoire, marquée par l'industrie, métallurgique notamment, mais aussi par les deux guerres mondiales, ancre une culture mémorielle dans les comportements, ce qui mène peut-être au livre, esquisse le libraire. Et puis nos hivers sont très longs et très froids ! »
Preuve de cet attachement au livre, lorsque la librairie Rimbaud manque de fermer en 2014, la nouvelle provoque un tollé, et c'est finalement Geneviève Lamour qui reprend le flambeau. Affichant un chiffre d'affaires de 3,3 millions d'euros en 2023 (contre 2 millions il y a dix ans), la société a racheté en 2020 la librairie religieuse À livre ouvert, étendue depuis au bien-être et au développement personnel, et repensé ses cinq étages pour rajeunir la clientèle. « Très rapidement, nous avons mis en vente des tablettes, des objets connectés, auxquels sont venus s'ajouter des drones, des trottinettes... Bref, toute la panoplie de l'ado d'aujourd'hui », explique Régis Lefranc, qui s'apprête à ouvrir un rayon dédié au vintage numérique.
Outre cette librairie historique, qui existe depuis 1976, la ville natale de Rimbaud accueille trois des sept librairies ardennaises (Plume et Bulle, Chez Josette, À livre ouvert), sans compter les bouquinistes. Mais pour Régis Lefranc, « on ne couvre pas la demande de livres dans l'agglomération, il y a encore de la place pour des librairies, même à -Charleville ».
Une place, Annabelle dall'Acqua peine à en trouver une à Sedan, deuxième ville du département. Un an après l'ouverture de sa librairie jeunesse Aux contes d'Anna, où elle a multiplié les animations, elle se dit « en sursis » et envisage une fermeture « fin juin ». « Je me suis installée à Sedan en étant convaincue que j'allais trouver mon espace en occupant la niche jeunesse », raconte celle qui a commencé sa carrière à la librairie Rimbaud avant de travailler dans la téléphonie jusqu'en 2022. Proposant une offre en complément de celle de la librairie généraliste Carnot, elle regrette de ne pas avoir reçu le soutien de commandes de collectivités. « Cela m'aurait laissé du temps, c'est très frustrant, souligne-t-elle. J'aurais peut-être mieux fait d'aller en ruralité. »
Car les Ardennes comptent encore nombre de zones blanches. « La pointe de Givet est très mal desservie, avec une Fnac mais aucune librairie indépendante. Comme elle est enclavée en Belgique, beaucoup ont l'habitude de traverser la frontière », cite en exemple Ronan Ninin. Même constat dans « la vallée de la Meuse, où les villes et villages sont de plus en plus éloignés, ce qui rend l'implantation plus compliquée ».
Pour Carine Belaïch et Aurélie Lambert, propriétaires de la librairie-salon de thé Lecture & Confiture, s'installer dans le centre de Rethel, commune de 7 700 habitants, était une évidence. « Depuis 2019 et la fermeture des Guillemets, il n'y avait plus de librairie indépendante, il fallait aller à Reims ou à Charleville-Mézières », relate la Rethéloise Aurélie Lambert. Ouverte en avril 2023, la librairie affiche déjà un chiffre d'affaires de 280 000 euros, « au-delà des objectifs fixés dans le business plan ». Le salon de thé - et les cookies de Carine, dont une centaine est vendue chaque mois - a notamment trouvé son public, représentant plus de 10 % des recettes. « Des jeunes viennent même faire leurs devoirs ici », observe la gérante.
Toutes deux issues de l'événementiel, les deux néolibraires mettent l'accent sur l'animation, en partenariat avec le théâtre de Rethel pour accueillir des rencontres hors la librairie. « On a reçu 28 auteurs en un an », se félicite Aurélie Lambert.
Depuis l'ouverture, les deux associées ont réalisé quelques ajustements. Le rayon dédié aux Ardennes a par exemple été étendu. « On ne pensait pas que ça marcherait si fort ! Notre meilleure vente est le journal d'une jeune femme, habitante de Faissault, qui a couché sur papier son quotidien sous occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale », indique-t-elle. La librairie change aussi de transporteur et n'hésite pas à se tourner vers ses confrères de Plume et Bulle pour des conseils pros. Pour le binôme, l'année à venir sera déterminante. « Nous étions financées par Pôle emploi, ce qui ne sera plus le cas à partir de maintenant. Mais nous sommes sur une phase ascendante ; pourvu que ça dure ! »
Bibliothèques et librairies en circuit court
En France, les librairies indépendantes sont les premiers fournisseurs des bibliothèques. En partie grâce à une disposition légale qui depuis 2016 vise à favoriser leur accès au marché public, pour maintenir un réseau dense de distribution du livre. Concrètement, comment ça marche ?
Aux Pays-Bas et au Luxembourg, les librairies sont complètement écartées des marchés publics passés par les bibliothèques. En Allemagne, des contrats sont remportés par des librairies à l'autre bout du pays. Une situation que déplorait la Fédération des libraires européens (EIBF), dans un rapport publié en février. « Pour un libraire, quelle que soit sa taille, l'obtention d'un ou de plusieurs marchés lui permet d'augmenter son chiffre d'affaires et d'ainsi mieux amortir ses charges fixes », pose le délégué général du Syndicat de la librairie, Guillaume Husson. « Pour les bibliothèques, les librairies indépendantes sont une richesse. Nous avons besoin de leurs connaissances et liens avec les éditeurs, et de la diversité de leur catalogue », loue Virginie Delaine, directrice des bibliothèques de Vienne et formatrice sur le sujet. « Les bibliothèques et leurs collectivités ont intérêt à ce que leurs budgets d'acquisition de livres bénéficient à des acteurs locaux qui jouent un rôle important en termes d'animation culturelle et d'emploi sur le territoire », complète Guillaume Husson.
L'État français y est sensible, et a abaissé en 2016 à 90 000 € le seuil du marché public au-dessus duquel les bibliothèques doivent mettre en concurrence des fournisseurs de tous horizons qui se porteraient candidats. En dessous, les bibliothèques peuvent publier leur marché public auprès de quelques libraires seulement, alors favorisés. Pour ne pas dépasser ce seuil, l'astuce de la ville de Vienne a été de raccourcir la durée des marchés à un an, contre quatre auparavant, ce qui lui faisait dépasser le seuil de 90 000 €.
Et pour travailler avec les trois librairies de la ville, il suffit de diviser le marché en trois lots : un lot BD pour la librairie spécialisée, un lot généraliste pour la grande librairie qui dispose d'un employé dédié aux commandes publiques, et un lot à l'échelle de la petite librairie généraliste. « C'est en accord avec elle : elle n'a pas le temps de nous fournir davantage de livres. Conclure un marché, c'est un dialogue », précise Virginie Delaine. Un dialogue plus rare depuis que les bons de commande passent par internet, regrettent les professionnels des deux bords... « Nous sommes justement en train de réfléchir à organiser des visites en librairie. Le temps perdu à aller sur place, c'est autant de gagné grâce aux conseils du professionnel présent. »
Deuxième astuce pour favoriser la librairie du coin : exiger une proximité géographique, ce qui permettrait du même coup d'inscrire un critère environnemental comme l'exigera la loi Climat et résilience en 2026 ? Impossible, car c'est un critère discriminatoire (à distinguer de « discriminant ») : un marché public ne peut éliminer d'emblée un fournisseur. La bibliothèque doit juger ses candidats sur des critères communs. Comme la qualité de la gestion de commande (combien d'employés y sont affectés ?) ou encore les modalités de transport entre la librairie et la bibliothèque (mobilité douce)...
Finalement, la meilleure manière de favoriser la PME de proximité n'est pas de multiplier les critères qui tenteraient avec bienveillance de se rapprocher des caractéristiques de cette librairie, mais d'inscrire le moins de caractéristiques possibles dans le cahier des charges. « Les libraires sont des gens débordés ! Plus on fait simple (notre cahier des charges fait deux pages), plus c'est facile pour eux d'y répondre », précise Virginie Delaine. Comme le rappelle Guillaume Husson, « il faut garder en mémoire que les marchés publics génèrent pour les libraires une marge très réduite puisqu'il leur faut rétrocéder, sur le prix de vente public, 9 % de rabais aux bibliothèques, auxquels s'ajoutent 6 % au titre du droit de prêt et les frais afférents (livraisons, préparation des cartons...). Soit au total près de la moitié de la marge commerciale du libraire, ce qui devient de moins en moins supportable. » La profession réclame alors un alignement du rabais aux bibliothèques sur celui consenti aux particuliers, soit 5 %. « Le surcoût serait marginal pour les collectivités, alors que le gain de marge serait très significatif en librairie. »