Mathieu Lindon sait que nous sommes faits de nos oublis autant que de nos souvenirs. C’est pourquoi il a préféré laisser de côté ce que la mémoire éclaire et fait scintiller au premier rang, pour aller débusquer les souvenirs dans les coins, ce coin au fond de la classe, la place du cancre, qui était la préférée du bon élève qu’il était pourtant, comme l’apprend le lecteur dans ce portrait de l’écrivain en spéléologue des trous de mémoire.
Je ne me souviens pas paraît après Jours de Libération, journal tenu entre novembre 2014 et février 2015, mais est un texte antérieur. S’il fait explicitement référence à Perec et au I remember de Joe Brainard, il est sans chapitres numérotés et presque sans noms propres, mais sa forme est bien celle d’un inventaire de toutes ces choses dont l’écrivain se souvient ne pas se souvenir : Dieu, manger de la cervelle, les pyjamas, les noms de personnages dans les romans japonais, la dernière fois qu’il s’est déguisé, son âge, le latin, ses coudes, ses acouphènes et les lapins, la conduite en voiture et le fait "d’avoir voulu des enfants"…
Ne pas se souvenir, c’est dans le cas de Mathieu Lindon avoir oublié les détails, le pourquoi ou le comment. Les motivations et les circonstances précises. C’est chercher autour, en amont, d’épiphanies et d’étapes inaugurales effacées. "Je ne me souviens pas de la première fois" - premier plaisir de lecture, première "friandise" achetée tout seul, premier plaisir, premier cauchemar, première honte… Ce qui n’a pas imprimé de traces a souvent à voir avec la matière des choses, relève d’une expérience du corps et des sens datée et fugitive : "la texture de l’ennui", le toucher d’une peau, la qualité d’une jouissance "parce que c’est le propre de toute jouissance de n’être consistante que dans l’instant", la douleur, la pudeur, l’effet réel d’une fièvre…
Dans Je ne me souviens pas, Mathieu Lindon trouve une façon indirecte, oblique de dire "je sais", "je ne sais pas" "je crois", "je pense" "je ne suis pas intéressé par" pour esquisser un autoportrait plein de cette forme ironique de nostalgie qui fait le sel de ses livres autobiographiques (En enfance, 2009, Ce qu’aimer veut dire, 2011, disponibles en Folio). Le voilà en être humain, ne se souvenant pas qu’il l’est. En homme désemparé devant les objets et la technologie, recherchant le commode, le confortable, fuyant les complications jusqu’à l’évitement. Passif, distrait, en retrait, soumis souvent, agissant parfois sans y penser, mû par l’ambition de se "faufiler entre les gouttes" autant que par l’envie d’être singulier. Je ne me souviens pas se tient à l’ombre des arrangements avec la conscience, raconte l’oubli comme instinct de survie pour échapper à la culpabilité, aux colères, aux regrets, au "naufrage à venir". Est classé, là aussi, le temps qui passe dont Mathieu Lindon ne se souvient pas non plus puisque, "comme une tempête, le présent emporte tout le passé". V. R.