A minuit pile, j’ai pris mon sac et suis partie." Cette nuit de novembre 1992, Loo Hui Phang vient d’avoir 18 ans. La jeune fille quitte Hérouville-Saint-Clair, en banlieue de Caen, où elle avait vécu toute son enfance avec ses parents et ses quatre frères et sœurs, pour s’installer avec son petit ami en ville. Loo avait fait le mur, et ce mur c’était un peu le mur de Berlin. "Mes parents étaient complètement décalés par rapport à la réalité dans laquelle on vivait ; en dehors de la maison je n’avais pas le droit de parler aux garçons."
Née à Savannakhet et arrivée à l’âge d’un an avec les siens, réfugiés politiques, Loo ne savait pas grand-chose de la vie de son père chinois et de sa mère vietnamienne au Laos : "Il y avait certes beaucoup d’amour, mais aucun dialogue." Ce "trou", cette histoire manquante, la petite dernière (dix-sept ans d’écart avec l’aînée, et neuf ans avec celle qui la précède) allait le combler avec les mots de la littérature - Rimbaud pour l’idéalisme de la rébellion, Duras pour la nostalgie par procuration de l’Indochine.
Avec aplomb
La future scénariste de bande dessinée se plonge dans les livres, mais aussi dans le cinéma. François Truffaut devient une passion : "Au collège, je me levais à 6 heures du matin pour regarder Baisers volés avant les cours." Il sera pour cette douce regimbeuse un spectre bienveillant, une espèce de génie tutélaire. Loo trouve le numéro de son acteur fétiche dans l’annuaire, elle l’appelle ("C’est l’audace des timides"). Jean-Pierre Léaud accepte de la rencontrer pour un café à Paris, c’est lui qui la convainc de quitter Caen pour la capitale. Elle entrera également en contact avec Suzanne Schiffman, la principale collaboratrice de Truffaut, à qui elle demande de lui enseigner l’écriture scénaristique, "ce qu’elle a fait avec beaucoup de bienveillance".
D’autres hasards provoqués avec l’aplomb des réservés font qu’elle fréquente le milieu de la bande dessinée - elle devient attachée de presse chez Cornélius -, où elle rencontre son futur époux, le dessinateur Philippe Dupuy, avec qui elle signe Nuages et pluie chez Futuropolis, sur des vampires dans l’Indochine des années 1920, "L’amant version fantastique", dit-elle. Quasi concomitamment paraît une histoire de photographe inverti dans le Far West, L’odeur des garçons affamés, avec des dessins de Frederick Peeters (Casterman). "Les questions du genre et de l’homosexualité m’intéressent, explique Loo, car ma propre sexualité avait été si longtemps cachée que je me suis sentie comme un garçon homosexuel au désir réprimé." Sean J. Rose
Loo Hui Phang, Frederik Peeters, L’odeur des garçons affamés, Casterman. Prix : 18,95 €, 112 p. Sortie : 6 avril. ISBN : 978-2-203-09717-9
Loo Hui Phang, Philippe Dupuy, Nuages et pluie, Futuropolis. Prix : 21,50 €, 144 p. Sortie : 11 mai. ISBN : 978-2-7548-0344-1