C'est fascinant, les bas-fonds ! Parce qu'on croit savoir ce que c'est. En fait, pas du tout ! C'est une construction imaginaire comme tant d'autres. Le phénomène apparaît au XIXe siècle avec la Révolution industrielle. Les grandes villes se transforment, et des territoires nouveaux s'installent d'où surgissent des Jack l'Eventreur.
Depuis vingt ans, Dominique Kalifa, professeur à l'université de Paris-1 Panthéon-Sorbonne, s'intéresse à ces territoires du vice. Comme Alain Corbin, il est attiré par cette marginalité. "Les bas-fonds sont l'envers de la société du dessus, dont ils contrefont et pervertissent le fonctionnement." Il se propose de nous faire visiter cet envers du monde en révélant comment il fut représenté à partir du modèle antique de Rome, Sodome et Babylone, où l'on a commencé à distinguer les bons pauvres des mauvais.
Pour cette enquête, il interroge la littérature. Dickens, Hugo et tant d'autres ont contribué à installer cet univers interlope dans les esprits et dans la tradition. "Les bas-fond sont au coeur de la culture de masse telle qu'elle naît au XIXe siècle et se prolonge à partir de là." Criminels, bagnards, fous, loqueteux, prostituées et pauvres sont jetés ensemble dans ce cul-de-basse-fosse de la société où ils croupissent. Les flics s'y aventurent pour compléter leurs fichiers, les feuilletonistes s'inventent des tournées des grands ducs pour effrayer les lecteurs, et les poètes y viennent encanailler leurs vers et chercher une image tragique du destin. A Paris, à Londres, à Berlin, à New York ou à Buenos Aires, ces milieux conservent leur spécificité locale. Mais ils changent selon les époques. Seul les réunit ce statut de refoulé de la société.
Mais derrière ces représentations chemine la revendication. La fascination et le rejet mêlés de la racaille s'accompagnent d'un malaise. Dominique Kalifa montre bien comment l'imaginaire social s'effondre. Avec le temps, le regard sur la misère finit par changer. De la cour des Miracles aux cités-ghettos, il se politise, il se solidarise. Ce qui était plus bas devient plus loin. Ainsi, ce qui fut nommé le "quart-monde" dans les années 1960 ne se situe plus en dessous, mais à la périphérie des villes.
On voit combien le travail de Domique Kalifa est important pour comprendre la part maudite de nos sociétés. Les bas-fonds ne sont pas qu'une réalité fantasmée par les écrivains, les journalistes et les cinéastes. Ils traduisent aussi les sensibilités et les aspirations sociales d'une époque.