Depuis La robe, son premier roman paru chez José Corti en 2008, on a salué la singularité de Robert Alexis. Se tenant en marge de Paris et du milieu littéraire, de toutes les modes et de tous les courants, ce styliste sème sur sa route et à son rythme des livres précieux et divers. Mais avec comme dénominateur commun une volonté d'explorer les tréfonds de l'âme humaine, surtout dans ce qu'elle a de pire. Ici, comme le nom de >Mammon >- l'un des trois anges de l'Enfer spécialisé dans la cupidité - nous l'indique, Alexis a bâti une fable métaphysique qui se dissimule derrière un roman d'aventures à double détente.
En préambule, Nadine, une journaliste d'investigation aussi brillante que dénuée de scrupules, se voit accusée d'être à l'origine du suicide d'un homme politique plus ou moins compromis dans des trafics. Toute ressemblance avec l'affaire Bérégovoy est évidemment voulue. Après quoi, licenciée de son magazine, Nadine est invitée en Suisse par l'énigmatique milliardaire Bertrand Moreau, qui lui promet bien d'autres scoops. Mais, avant de toucher sa récompense, elle va devoir écouter le récit de la vie du vieil homme et sur quelles bases il a bâti son immense fortune.
En l'occurrence, alors qu'il était officier dans l'armée française en Indochine, en 1951, il a assassiné un vieux brahmane détenteur d'un fabuleux secret : l'emplacement, près du temple de Tumpor, d'un trésor de rubis. Au fil du récit, qui tient à la fois d'Indiana Jones et de La voie royale, Nadine va éprouver pour Moreau une réelle fascination : tous deux sont des prédateurs, des assassins prêts à tout pour parvenir à leurs fins. L'argent, et le pouvoir qu'il confère.
Voilà pour la morale de l'histoire. Mais le plus beau, le plus fort du livre, là où Alexis marche dans les pas du Conrad d'Au coeur des ténèbres et du jeune Malraux, se situe dans le récit cambodgien de Moreau. Avec sa barbarie, ses ambiguïtés (n'est-il pas tombé amoureux de son collègue, le beau et fragile Simon ?), ses descriptions d'une nature sublime et inviolée, et de populations indigènes encore préservées - très provisoirement - de l'avancée pervertissante de l'Occident. Un moment, à Tumpor, Moreau, devenu le disciple de Wet Samoraï, un moine bouddhiste, manque renoncer à tout, et demeurer là. Et puis son gourou lui révèle que les rubis, pour échapper à la convoitise du Viêt-minh, ont été cachés aux pieds d'hévéas. Une plantation de 10 000 hectares, pactole qu'il lui offre en prime.
De retour en France après Diên Biên Phu, Moreau deviendra riche, mais jamais vraiment heureux. Solitaire, et souffrant toujours du remords de sa faute originelle : l'assassinat du vieux brahmane cambodgien. Au point, pour boucler son triste destin, de révéler à Nadine des secrets qui risquent de l'emporter lui-même dans la tempête. Mammon est un maître redoutable, on ne le sert jamais impunément. Mauriac, dans un essai fameux, ne disait pas autre chose. Robert Alexis, on le voit, s'est choisi d'excellents maîtres. A qui il fait honneur.