13 mars > Essai/philosophie France

Le paysage est cette portion de « pays » que j’embrasse du regard. D’un côté, l’infini du monde, le point de fuite ; de l’autre, la finitude de celui qui l’observe, l’œil subjectif du regardeur, le point de vue. Sous la question du paysage gît l’opposition sujet-objet : moi et l’ob-jet, cette « chose » - le réel - comme jetée au-devant de soi. Dans l’art occidental, le paysage comme genre prend véritablement son essor au XVe siècle et s’épanouit grâce au concept de perspective. Cette vision « limitée », à savoir circonscrite par le cadre et qui converge vers un seul point du tableau, l’humaniste de la Renaissance Leon Battista Alberti l’avait théorisée avec sa fameuse « fenêtre », « fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire ». « "Paysage" supposera toujours en lui, en Europe, cette extériorité du spectateur », souligne François Jullien. Les yeux sont le moyen pour appréhender et décrire l’univers, l’analyser. Cette attitude trahit un pli de pensée occidental qui consiste à délimiter, fixer par la raison, comme en quête de quelque vérité cachée - notre obnubilation de l’Etre. Mais il est une autre façon de voir le paysage, moins analytique. Lâchant prise sur la volonté d’identifier l’objet représenté, le regard se dilate et se perd, la contemplation devient désormais expérience sensible, moment proprement existentiel. Ainsi pourra-t-on, pour reprendre le titre du nouvel essai du philosophe et sinologue né à Embrun en 1951, « vivre de paysage ». En chinois, « paysage » se dit shan shui, « montagne(s)-eau(x) », et sa peinture est née vers le Ve siècle. Il y a dans cette expression l’accouplement des contraires typique de la pensée yin-yang, pas tant manichéisme que principe unitaire mu par la perpétuelle dynamique de l’univers. Dans le paysage chinois sont réunies les tendances complémentaires : la stabilité et la fixité de la montagne, ce qui pousse vers le haut, la fluidité et la mobilité de la rivière, ce qui coule vers le bas. Or s’il n’y a pas de point de vue unique dans la peinture des lettrés chinois, c’est qu’elle invite à contempler le qi, le « souffle-esprit » se déployant entre ciel et terre : si apparemment opaque que soit la montagne, elle est, non moins que l’eau, ondulation des possibles : « il ne faudra plus, prévient Jullien, [la] percevoir comme un relief qui s’est figé, mais comme du souffle ou de l’énergie qui ne cesse de se renouveler dans ces variations sans fin de plissements et d’enchaînements ».

L’auteur d’Un sage est sans idée fait encore et encore ce pas de côté vers la Chine pour mieux interroger notre héritage grec et déconstruire nos préjugés rationalistes. Ici, c’est par le biais de la peinture, la « peinture-pensée », c’est-à-dire la figuration artistique qui n’est autre que la conceptualisation de l’univers. Le peintre est un pinceau pensant.

S. J. R.

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