En son temps, déjà, Napoléon a fasciné les écrivains. Qu'ils s'opposent à lui, comme Chateaubriand à partir de l'exécution du duc d'Enghien, en 1804, ou Madame de Staël. Ou qu'ils le vénèrent post mortem, comme Stendhal, Victor Hugo ou Alexandre Dumas, tous deux fils de généraux d'Empire. Cette fascination française des intellectuels pour les hommes d'exception au destin à la fois glorieux et tragique n'a pas cessé. Le nouveau livre de Jean-Marie Rouart en est la preuve. Non point exactement une biographie, bien que les faits aient été scrupuleusement respectés. Pas un roman non plus, bien que la vie du héros soit l'une des plus romanesques dont un romancier puisse rêver. Plutôt un essai, dans la mesure où Rouart a choisi un certain nombre de moments dans le parcours de Bonaparte puis de Napoléon, en fonction de leur intérêt dramatique, ou de leur importance historique. Il s'intéresse aussi à la vie posthume de son personnage.
La première séquence ramène Bonaparte dans son île natale, la Corse, où il revient en 1786, après sept longues années passées sur le continent pour suivre ses études, apprendre son métier d'artilleur. Il a 17 ans, des rêves plein la tête, de la fougue et, déjà, cette foi en sa bonne étoile qui l'accompagnera jusqu'aux Cent-Jours - ensuite, il ne croira plus en lui-même. Même lorsqu'il sera le maître de l'Europe, Napoléon n'oubliera jamais la Corse, qu'il favorisera autant qu'il le pourra.
Dans la dernière scène, il dicte son testament à Las Cases, qui en fera Le mémorial de Sainte-Hélène, best-seller "à scandale" publié en 1823. Deux ans après la mort du Petit Caporal, un livre magnifique, propre à ranimer la flamme des bonapartistes, des demi-soldes, des déçus et de tous les adversaires de la Restauration des Bourbons.
Entre les deux, Jean-Marie Rouart nous emporte dans les malles de Napoléon Bonaparte en Italie ou en Egypte, puis au fil de toutes ses campagnes. Mais ce qui le requiert, le passionne, et qu'il épingle à la manière d'un entomologiste, c'est la fragilité de son héros, colosse aux pieds d'argile et au coeur d'artichaut. A la fois homme de pouvoir sans scrupule et amoureux fou d'une Joséphine qui le trompe et l'humilie. Un dictateur qui perd ses nerfs, manquant plusieurs fois se suicider.
On assiste au retour des cendres, en 1840. Enfin, Rouart a cousu un épilogue fort intéressant. Le 11 décembre 1969, le général de Gaulle, qui avait démissionné quelques mois plus tôt, recevait à la Boisserie, pour la dernière fois, André Malraux, son illustre compagnon. Leur conversation testamentaire, que l'écrivain a mise en scène et retranscrite dans Les chênes qu'on abat, porte sur de nombreux sujets majeurs, dont Napoléon. Hommage d'un cavalier à un artilleur, d'un général à un autre, d'un homme de pouvoir amer à un souverain brisé. Malraux était, pour sa part, à ce point fasciné par Napoléon qu'il a composé et publié, en 1930, une Vie de Napoléon par lui-même, oeuvre qui lui a été réattribuée en 1991.
Cette vie de Napoléon par Rouart se lit à bride abattue, livre d'histoire telle qu'on la concevait jadis : littéraire, passionnée, romantique. Tout cela convient bien à Jean-Marie Rouart.